The Killing of Eugene Peeps : La B.O. Étrange et rêveuse du film imaginaire de Bastien Keb

Se plonger dans The Killing of Eugene Peeps, le troisième album du musicien britannique Bastien Keb est une aventure sombre et réconfortante à la fois. Comme regarder un Scorcese avec des héros imparfaits mais attachants. Des cuivres jazz sombres 70’s, du piano langoureux et une voix rauque profonde qui nous guide dans ce roman noir porté en musique. L’album a été composé comme la bande originale d’un film imaginaire inspiré du « giallo » – terme italien désignant les films et les romans policiers dont le genre a atteint son apogée en Italie dans les années 70 – et des films de la Nouvelle Vague de la même période. On suit l’intrigue rêveusement au gré des mélodies jazzy psychédéliques et étranges qui rappellent tour à tour Tom Waits ou Bon Iver…

Originaire de Royal Leamington Spa en Angleterre, Bastien Keb a travaillé pendant des années chez un loueur de vidéos dans lequel il n’y avait pas beaucoup (souvent pas du tout) de clients. Le producteur, multi instrumentiste passait alors de longues heures à regarder des films d’art et d’essai, des westerns et thrillers ou autres films noirs américains. C’est de cette culture cinématographique acquise alors que Keb a forgé son style musical personnel. Ce n’est donc pas une coïncidence si son opus, The Killing of Eugene Peeps a pris la forme d’une bande originale…

Musicalement l’album mélange jazz et groove 70’s inspirés par Curtis Mayfield ou Sun Ra, les musiciens fétiches du producteur. Comme un film, The Killing of Eugene Peeps commence par le titre : “Main Title. Quelques notes jazzy retentissent et on imagine sans peine un générique d’ouverture à la Saul Bass. Les cuivres dissonants nous situeraient dans les bas-fonds d’un club miteux dans le New York des années 70. Comme dans les B.O. de film des bruits de rue s’immiscent de temps en temps dans le paysage sonore, comme les alarmes de police qui résonnent sur Young Ponies.

Le musicien multiplie les clins d’œil au cinéma comme par exemple sur God Bless Your Gutters, où quelques notes au piano reprennent Merry Christmas Mr Lawrence de Ryuichi Sakamoto, morceau figurant sur la B.O. de Furyo (1983) (de Nagisa Oshima, dans lequel R.S. partage l’affiche avec David Bowie). La voix y prend ensuite le pas, et le morceau se transforme en quête inquiétante avant de décoller en crécelles de jazz dissonant. Can’t Sleep nous replonge dans des scènes de Delicatessen (Caro et Jeunet, 1991) avec le son d’une scie musicale. Paprika pourrait être un rêve ou une aparté de ce film fictif tant il se démarque du reste de l’album. La vibe hip hop groovy 70’s de ce morceau composé en collaboration avec le musicien de Nottingham Cappo nous sort pour un peu de la quiétude de jazz, rêveuse et atmosphérique installée précédemment. Et sur Bookie, les cuivres rappellent Miles Davis et l’on pense à la B.O. d’Ascenseur pour l’Échafaud (Louis Malle, 1958). Mais ce ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres… à chacun d’en découvrir…

L’album est parcouru de monologues poétiques parlés qui servent de narrateur et nous guident à travers l’album. La voix est rauque et profonde, comme chargée d’histoires et de bourbon et fait penser à celle de Tom Waits. Les textes sont sombres et expriment les noirceurs d’une âme dépressive et baignée d’insomnie. Le ton est posé dès le premier morceau, Main Title : « I always wanted more, I always hoped there was more. Closest that I ever got is the light of the city”, “take me away, I want out.” la tristesse et la déception règnent, un peu éclairées parfois par des bribes d’espoir : “The city at night is a beautiful thing”. Ou sur God Bless Your Gutters : “Isolation is a gift, People like hamsters on a wheel (…) Times I felt like I’d lost my mind, (…) Sickening hopeless, exhilarating, beautiful, There’s tears in my eyes” les lueurs d’espoir bien que présentes sont éphémères et disparaissent aussitôt pour laisser place à la désillusion. Il se plaint sur The Trains Don’t Keep Me Up Now : « Too much chatter too much noise in my head”, s’interroge sur Young Ponies : « I don’t sleep, How do I find my peace ? » et dépeint une âme contrariée. Dans le dernier morceau, The World Creaks il accepte son état et ironise : « I hear hell is nice at this time of the year ». Ces bribes de paroles prises un peu au hasard auraient pu décrire les états d’âmes d’un flic tourmenté tout droit sorti d’un thriller américain, mais sont en fait une adaptation de textes tirés des journaux intimes de Bastien Keb (Sebastien Jones de son vrai nom). Ces tirades poétiques, interprétées par Kenneth Viota, ami de longue date du musicien, décrivent l’état dans lequel Keb se trouvait lors du processus de création de l’album et prennent sens lorsque l’on sait qu’il travaillait alors de nuit dans un hangar, le laissant épuisé et désorienté en permanence. Elles donnent une idée de l’état à la fois mélancolique et dreamy dans lequel nous plonge l’album.

Crédit photo : Natalia Rowley

À ces textes s’ajoutent l’instrumentation aux allures expérimentales parfois, dont il est intéressant de noter que toutes les parties ont été jouées par le musicien autodidacte. Les instruments, que Keb a collectionné au cours des 10 dernières années (donnés par des amis pour la plupart), sonnent usés et poussiéreux, marqués par le temps. La musique de Bastien Keb a été décrite comme ressemblant « [au] travail d’un expert de studio à qui l’on aurait remis les clés de la salle de musique d’une école » . Il y a un côté expérimental dans la forme libre de l’album avec tous ses « demi » morceaux de transition, et dans ses instrumentations qui sonnent parfois comme de l’improvisation et donnent un côté spontané et atmosphérique à celui-ci. L’instrumental Theme for an old man, par exemple, commence en cacophonie apparemment aléatoire, avant de se transformer en musique soul 70’s atmosphérique et planante. Israël Ate His own Mind la onzième piste de l’album, dure 47 secondes et ressemble à l’échauffement de musiciens jazz avant une représentation. Malgré la technique élaborée du compositeur qui développe des morceaux techniquement perfectionnés, l’album se laisse porter par l’instinct et sonne profondément humain avec ses humeurs et ses imperfections.

The Killing of Eugene Peeps est aussi chaleureux et envoutant. Lorsque Bastien Keb chante, sur Lucky (Oldest Grave) ou Rabbit Hole par exemple les morceaux prennent alors un tour chaud et réconfortant rappelant Bon Iver. Avec ses riffs de guitare légers, son clavier en apesanteur et ses cuivres aériens, Rabbit Hole nous projette sans mal une nuit au coin d’un feu. Tout comme Lucky, Young Ponies ou l’enchanteur et mélancolique Alligator, avec la douceur des notes de xylophone et la voix volontairement arrondie. Le charme fascinant opère aussi sur All That Love in Your Heart sur lequel apparaît la musicienne trip-hop Claudia Kane. Sa voix éthérée donne un aspect rêveur au morceau – qui n’est pas sans rappeler Minnie Riperton dont les chansons ont d’ailleurs été beaucoup utilisées par le cinéma. Les choeurs lointains et la réverb’ nous plongent dans un univers onirique et merveilleux…  

The Killing of Eugene Peeps plus qu’une ode aux films vintage est un film à part entière qui nous transporte dans un état proche du rêve. Bastien Keb l’a imaginé comme une entité, à écouter de bout en bout (sur vinyl si possible) pour en faire l’expérience telle qu’il l’a conçue. Un partie pris osé dans ce monde où la musique est principalement digitale et s’écoute souvent par titre sur playlist. Mais la sincérité de l’artiste s’y exprime pleinement et se ressent à travers les différents morceaux/scènes et leur déroulement, et le jeu en vaut la chandelle. L’album comme un bon film, nous touche et nous transporte… Une parfaite B.O. pour l’hiver…