Tallisker : « Avec Azadi, je défends un système de valeurs »

En février, on était tombé sous le charme de Azadi, une vraie proposition musicale, intense et nourrie autant par les voyages que par une vraie vision humaine. Un EP ambitieux qui poussé l’auditeur à une écoute attentive et réfléchie. On a donc profité de son passage à la maroquinerie en mars pour rencontrer Tallisker et tenter d’en savoir un peu plus sur une Artiste avec un grand A.

La Face B : La première question que je pose toujours c’est comment ça va ?

Tallisker : C’est cool ! Ça va ! Je suis un peu stressée pour mon concert, mais je sens une espèce de printemps qui arrive et ça me fait du bien au moral.

LFB : Du choix de ton nom de scène aux influences de ta musique, est-ce qu’il est exact de dire que tout ce que tu fais prend ancrage dans tes voyages ?

T : C’est assez vrai, parce que je compose beaucoup quand je suis en déplacement. J’adore être sur la route. J’ai un peu un syndrome d’hyperactif, ou de quelqu’un qui a du mal à s’enraciner quelque part, et du coup je suis très souvent sur la route.
Et le déracinement n’est pas forcément de voyager en Iran, mais je suis très souvent aussi chez des potes. J’adore bosser aussi dans des cafés, avec mon casque, mon petit synthé. J’aime bien m’imprégner des ambiances. Je m’ennuie vite de l’ambiance qu’il y a chez moi, je tourne assez vite en rond et j’ai trouvé, en tout cas sur cette planète, pleins d’ambiances différentes : des bars où la musique joue fort et ça sent le fish and chips, ou des petits cafés parisiens où il y a juste 3 tables. Je suis assez sensible à mon environnement et me projeter dans des ailleurs me permet de voir les choses différemment. Et c’est dans ces moments-là généralement que je compose et je ressors d’un lieu avec beaucoup d’inspirations. Évidemment l’Iran est un lieu qui m’a beaucoup beaucoup inspiré.

LFB : Tu avais sorti Blind et Somewhere avant de sortir ton EP : les deux titres d’avant étaient en anglais. Là sur Azadi tu ne chantes presque qu’en français. Comment tu choisis la langue que tu utilises sur les chansons ? Est-ce que c’est quelque chose de réfléchi ?

T : Moi je commence toujours pas composer la partie instrumentale, et le chant vient toujours en second. Ça vient assez naturellement. Quand je suis en train de finaliser la partie instrumentale, j’entends tout de suite le français, l’anglais ou du perse, car j’ai aussi fait appel à deux chanteurs perses (un homme et une femme) sur cet EP. Du coup la voix je l’appréhende comme un instrument, comme une poésie, et des fois l’instrument français semble évident, et d’autres fois la langue anglaise me semble beaucoup plus évidente.

LFB : C’est vraiment la sensation qu’on a, que la voix est traitée comme un élément d’ensemble, le fait que la voix s’insère dans un tout. Les mots ont du sens mais je trouve que tu joues avec comme tu jouerais avec un piano.

T : Elle prend la place dans un mix qui doit être sa place, mais c’est vrai que ce n’est pas une voix de porte-parole qui va être devant tout. Ça va très bien à certains artistes, qui ont certains projets avec la voix au centre des chansons, mais moi j’ai plus tendance à considérer ma voix comme un instrument, surtout sur cet EP où il y a beaucoup de collaborations avec d’autres musiciens et/ou chanteurs. J’ai essayé aussi que ma voix soit en accord avec ces autres sons de cloches, même si c’est moi qui suis au cœur du projet, je ne pense pas que mon intention était de mettre ma voix autant en avant.

LFB : Tu viens donc de sortir Azadi : dans un monde où on s’enferme de plus en plus sur soi même, est-ce que pour toi c’était important de nourrir ta musique de ce qui vient de l’extérieur ?

T : C’était très important car on est dans un climat de peur de tout, comme tu l’as dit, d’enfermement. On a peur du coronavirus, de l’intelligence artificielle, de l’islam. L’islamophobie est quelque chose que je trouve assez insupportable et qui a évidemment un peu nourri Azadi. Pour moi ce projet, c’est construire des ponts entre Paris-Téhéran-NYC, construire des ponts entre trois cultures, trois communautés, trois poésies, trois langues aussi qui se retrouvent sur l’EP. Et montrer ce qu’il est possible de faire, montrer aux jeunes même si je ne sais pas s’il n’y a que des jeunes qui écoutent mon EP. Mais c’est un peu ma cible, montrer qu’on peut encore faire des choses en 2020, des choses super cool en utilisant les réseaux sociaux, des principes collaboratifs, en croyant en ses idées et en essayant d’aller au bout des choses. On peut faire énormément là où j’ai l’impression que la société, les médias en tout cas, tentent de nous isoler les uns des autres et de nous mettre dans des bulles où on se dit que finalement, le mieux où on est c’est chez soi, c’est l’entre soi, ne pas sortir de sa zone de confort, ne pas prendre de risques. Et je trouve ça dommage qu’on ait perdu cette curiosité intellectuelle, cette soif d’aventures, le goût de la passion. On est un peu tous en train de s’atrophier à cause d’une peur des choses.

LFB : Finalement est-ce qu’on peut pas dire qu’Azadi c’est un EP politique, dans le sens noble du terme ? Une pierre à l’édifice de l’unification ?

T : Ouais, mais je le fais de façon un peu naïve, je ne le dis pas ouvertement. Je défends un système de valeur, pas une pensée politique, mais en tout cas un système de valeurs où il y a un échange entre les individus, l’abolition de ces frontières culturelles, politiques et religieuses qui rendent les gens complètement zinzins aujourd’hui. Il y a aussi le système de valeurs de mon label, où il n’y a pas un énorme studio avec dix milles synthés analogiques etc… On travaille de manière extrêmement sommaire et frugale, on est partis en Iran avec nos ordinateurs, un micro USB et terminé. On a vraiment fait de la prise de son. Ce n’était pas du caviar, mais il y avait du sens car il y avait une connexion avec les musiciens et c’est aussi dans ce système de valeurs, arrêter l’empire, dire ce qu’on en pense nous, un label digital, cette nouvelle façon de faire de la musique qui est devenue un luxe et qui est complètement absurde.
Ce qui compte c’est d’avoir l’idée, d’être là au bon endroit au bon moment et d’encourager aussi les non musiciens à faire de la musique à partir d’un petit clavier midi. J’ai fait pas mal de médiation culturelle aussi, et pour moi c’est important d’abolir ce fantasme de l’artiste qui se déplace en limousine, qui a une super vie, qui va de studios en studios, qui collabore avec qui il veut… Non, on fait aussi du bricolage, on est des artisans comme tout le monde et on essaie de rester libres aussi dans nos choix de partenaires, des gens avec qui on travaille. C’est une éthique.

LFB : Ça s’entend dans la musique. On entend l’engagement, que c’est nourrit par autre chose qu’une envie de plaire au maximum de gens. C’est une proposition plus qu’un pré mâché pour les gens. Tu invites les gens à réfléchir à s’accaparer ta musique et à faire un effort, ce qui est de plus en plus rare et je trouve ça vachement intéressant. Je pense qu’on en a besoin en ce moment.

T : Ah bah ça me fait plaisir ! C’était le challenge que je m’étais fixée, je suis contente que tu l’entendes de cette manière là. Effectivement, ce n’était pas de la musique décorative, ça ne m’intéresse plus, comme tu dis, c’est mettre en avant le savoir faire, et pourquoi on le fait, et comment. Aller chercher les bons ingrédients, et pas n’importe lesquels. Maintenant avec la musique électronique, on a tous une banque de sons en ligne, et il y a pleins de projets électroniques qui se ressemblent trop. Les gens en viennent à utiliser les mêmes visuels et je trouve qu’il y a une uniformisation musicale qui est un peu triste.

LFB : Ce qui est intéressant sur Azadi c’est que chaque chanson a une couleur et une émotion qui lui est propre, tout en ayant un storytelling dans les chansons. Est-ce que c’est quelque chose auquel tu as réfléchi dès le départ.

T : L’ordre des chansons est chronologique. Concorde est le tout premier morceau que j’ai composé sur le projet et c’est celui qui résume vraiment l’esprit du truc : les violoncelles, l’électro et le perse. Désir je l’ai écrite l’année dernière et je trouvais qu’elles s’enchaînaient bien comme ça, j’aime bien les contrastes et j’avais envie que l’EP fasse ça. J’aime bien les chauds froids, et même dans les chansons j’ai essayé de mettre des moments très verticaux et d’autres très horizontaux. Concorde est vraiment très verticale, Désir c’est des rouleaux comme si c’était un fil qu’on déroulait pendant 3 minutes. Azadi envoie le gros pâté du kick sur tous les temps. L’arène est un peu la dernière hyper solaire et tout, dansante. Elle est un peu légère, donc je voulais la mettre en dernier pour que l’oreille s’arrête sur quelque chose de lumineux.

LFB : J’aimerai parler des clips qui accompagnent la musique. J’ai été hyper marqué par le clip de Désir qui est hyper cinématographique, limite un court métrage. Même les pochettes de tes EPs, il y a une force visuelle très importante, sur Hot Summer c’était pareil y avait vraiment une recherche. Comment tu choisis les personnes avec qui tu collabores et comment tu t’impliques au niveau des propositions faites sur les visuels ?

T : Alors pour l’instant en direction artistique je ne travaille avec personne. C’est moi qui fait mes masques parce que ça fait deux ans que je me suis dit que j’avais envie d’avoir mon accessoire, mon truc et quelque chose qui me corresponde.
J’aime bien être élégante et en même temps je suis très timide, et ce masque pour moi reflète un peu les deux, c’est une partie de ma personnalité où des fois j’ai envie de me cacher.
Il y a des jours où j’ai envie de sortir avec un hijab aussi, tous les jours je n’ai pas envie de me mettre en avant, de parler à tout le monde. C’est aussi la séparation entre la vie d’artiste et la vie personnelle, car la vie d’artiste ronge rapidement la vie personnelle.Je n’ai pas eu de direction artistique mais ce masque de lui même à crééune identité visuelle.
Après pour le clip c’est la première fois que j’ai eu la chance de choisir le réalisateur avec qui je voulais travailler. J’ai vu le travail de Mateusz et j’ai trouvé ça incroyable. C’est mon tourneur qui m’a aidé à trouver Mateusz car il est à Marseille et travaille dans un gros bâtiment avec des boîtes de productions. C’est un collectif, encore une fois ce n’est pas le gros tourneur du parisien mais la petite entreprise familiale marseillaise, hyper à l’écoute, hyper présente pour nous. Donc on est passés par une boîte de production vidéo qui sont des copains à eux et qui nous ont proposé plusieurs réalisateurs, et je me suis dit que c’était Mateusz. Il y a quelque chose de bizarre dans son travail, je le sentais barré, genre le mec qui avait des visions, et c’est ce qui m’a le plus séduit, on sent qu’il a beaucoup lu, qu’il a beaucoup de références en terme de grammaire visuelle. Il m’a tout de suite dit on va tourner en pellicules et moi j’étais là mais trop bien.

LFB : Même au niveau de ce que le clip raconte, c’est vraiment très fort et ça colle bien à la chanson. Et en même temps, autant la chanson peut exister sans le clip, autant le clip peut exister sans la chanson. Ça résume ce qui est fait avec Azadi, une vraie proposition en fait. Est-ce qu’il y aurait une suite à ce clip finalement ?

T : Eh bien moi j’ai très envie de retravailler avec Mateusz mais là on se pose pleins de questions car il n’y a pas encore de DA, et moi je commence à être tiraillée entre des gens qui veulent faire de Tallisker un projet vraiment pop, presque un projet radiophonique qui pourrait devenir mainstream. Et je trouve que Mateusz va pas vers le mainstream, mais c’est le premier réalisateur qui me projette comme icône. Avant dans mes autres clips c’était des clips d’ado tourné par les copains où je suis mal coiffée et tout. Là dans ce clip j’ai vraiment l’impression qu’il me fait gravir un cran de «t’es la chanteuse», et met en avant mon aura et le charisme que je trouve que je n’ai pas au quotidien. Il me met vraiment au centre de l’image. Après y a pleins d’images qu’on a tourné en Iran, et à NY et à Paris, et j’aimerai bien en faire un clip. Là on est sur de l’images vraiment documentaires et c’est le choeur du projet Azadi. Pour le prochain clip y a un vrai questionnement sur est-ce qu’on continue sur ce visuel hyper esthétique, pop moderne ou alors est-ce qu’il faut faire ressortir des images d’Iran hyper intéressantes et faire plus ressortir mon côté «baroudeuse». J’ai envie de faire trop de choses, peut-être qu’il y aura de clips, un avec des images d’Iran et un avec Mateusz, mais c’est sûr que je retravaillerais avec lui, j’en suis certaine.

LFB : Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour le futur ?

T : J’aimerai bien que ma grand-mère comprenne que je fais de la musique. Donc si je pouvais au moins faire un Taratata ou un truc comme ça… parce que tant que je suis pas passée à la télé, elle y croit pas. (rires)
Non mais tout simplement, au-delà de ça, retrouver une vie personnelle un petit peu stable parce que tous ces voyages m’ont bien épuisés et là j’ai besoin de pas être dans le déracinement et me retrouver tranquille chez moi. J’ai mis pleins de choses de côté pour ce projet, ma vie perso, ma santé, ce que je me souhaite en 2020 c’est d’être avant tout bien dans mes pompes Eleonore et pour Tallisker on verra ce qu’il se passe. Mais sans Eleonore y a pas de Tallisker.