Entretien à cœur ouvert avec Martin Luminet

Il y a des noms qui bruissent autour de nous comme des petites légendes urbaines, tant est si bien qu’on a l’impression de connaitre la personne sans jamais l’avoir vraiment rencontré. C’était le cas de Martin Luminet. Et puis la poésie de ce grand garçon s’est fracassé à notre réalité palpable. Tout d’abord au cours du premier confinement puis à travers sa série Hardcoeur avant de ne plus nous quitter avec lorsqu’il nous a offert son Cœur. Alors pour rajouter encore plus de tangible, on est allé à sa rencontre pour délier le fil, parler de ses projets, de cinéma et surtout de la vie. Morceaux choisis.

LFB : Salut Martin ! Toi qui a l’air d’aimer faire parler les gens comment ça se passe quand tu passes de l’autre côté du micro ?

Martin Luminet : (rires) Bonne question. J’aime bien faire parler les gens car j’adore parler, c’est un truc qui m’a beaucoup aidé, m’a sauvé. Pendant longtemps je n’ai pas parlé, ni fait de musique, je n’interrogeais pas ce que j’interroge aujourd’hui.C’est pour ça que ça sort de manière assez intense, parfois sans filtre, sans pudeur.
J’ai grandi dans un environnement familial, éducatif et social où les émotions ne faisaient pas partie du paysage où elles n’étaient pas nécessaires à interroger dans nos choix de vie, dans nos façons de réagir à l’existence.Il y avait des choses plus importantes que les émotions. Quand j’ai ouvert cette boîte à émotions fortes, agréables ou non, ça m’a sauvé, ça m’a donné l’impression d’une vraie nouvelle naissance. C’est arrivé tard, j’avais 20-21ans, j’ai vécu longtemps sous un couvercle.

Du coup j’ai eu besoin de parler, de beaucoup parler.C’est très nouveau car dans cette équation, celui qui parle donne des émotions à celui qui écoute. J’ai eu envie de parler à des personnes qui avaient ce petit bouton enclenché, celui des émotions à fleur de peau, même si c’est parfois peu compatible avec la société dans laquelle on vit.
J’ai eu envie de me rapprocher de gens qui abordaient leurs émotions sans filtre, sans gilet de sauvetage. Quand je me mets à parler ça me fait beaucoup de bien, ce n’est pas focalisé sur moi, je n’essaie pas de me parler à moi-même à travers cette parole, mais de parler à quelqu’un. C’est toujours une adresse, jamais un monologue, c’est un «je »  qui veut dire «nous ». J’ai une passion du collectif. 

LFB : Comment est né ce projet Hardcoeur ?

M.L : Cela faisait un an que j’avais le projet en tête. Je voulais faire un petit format consacré à des personnes qui me touchent. Le faire dans une ambiance de fin de soirée… on rentre de soirée, on regarde le soleil se lever : l’idée était de parler à un moment de la journée où personne ne parle, où tout le monde dort.
J’aime bien ces ambiances là, être dans une forme de recueillement, un moment intérieur. Je trouve qu’on se définit beaucoup par les gens qu’on aime, les gens qu’on admire… j’avais envie de parler de ces gens qui m’inspirent.Ce projet est là depuis longtemps et il avait été repoussé car il y a toujours un truc plus urgent – pas plus important, mais plus urgent : des dates, partir en studio…

Au final, le premier confinement a déclenché la nécessité de le faire. J’avais ce désir-là de retrouver les autres, revoir du monde à défaut de revoir le monde. J’en ai parlé à ma manageuse comme un réel besoin, ce besoin d’aller parler à d’autres, d’interroger, de recharger les batteries, d’aller chercher du carburant chez les autres, les gens que j’aimais, les gens qui m’avaient manqué. Donc la grosse nécessité c’était sortir du confinement et me ruer vers ce qui m’avait le plus manqué, à savoir : d’ autres êtres humains. 


LFB : Ca a été facile de pousser les gens à se confier ? Car à travers les mots que tu choisis, tu les pousses à s’ouvrir sur des choses intimes. Je me demandais comment tu avais travaillé ça, ce format de trois minutes, et aussi si tu leur avais demandé leur avis sur le résultat ?

ML:  Le premier truc, ça a été de contacter des personnes avec qui on avait déjà un rapport de confiance.
J’ avais envie de parler et de rendre hommage à mes amis musiciens comme Terrier, Thérèse, Ojos … C’est le clan. Ils ont tous accepté sans même réfléchir, sans même avoir l’ombre d’une petite crainte de s’exposer. Ensuite je leur expliquais l’idée de piocher un mot au hasard… Tous les thèmes sont des thèmes que j’aborde dans mon EP : l’amour, la colère, le couple, le désir, les monstres, la génération ou l’époque, j’avais vraiment envie d’avoir le regard des gens que j’aime là-dessus.

Ces thèmes sont suffisamment amples pour que chacun fasse le choix d’aller d’aller explorer sa pudeur ou non, car il est possible de rester en surface ou d’aller dans la profondeur. Ils piochaient le mot et parlaient autant qu’il voulaient, moi j’étais dans la pièce à écouter mais sans parler ni même réagir, c’était un peu bouleversant comme situation.La clé de tout cela, c’est que ça nous faisait du bien de nous retrouver après tout ce temps, on passait une heure à parler ensemble, de tout et de rien. On parlait, moi je les accueillais avec un petit apéro, on passait un vrai moment ensemble, j’avais envie qu’on reprenne la vie de plein fouet  après ces mois d’hibernation. Et en fait ces retrouvailles nous amenaient naturellement vers le Hardcoeur

Je leur fais écouter le premier montage, le deuxième montage etc… pour qu’ils soient bien sûrs, qu’ils soient en position d’assumer de ce qu’ils disent. Car il faut distinguer la vérité d’un moment entre amis d’un projet qui va être mis sur internet et que tout le monde va entendre.Avec Ojos, on a parlé de plus de deux heures, on n’a pas du tout pensé au format, on a joué le jeu à fond. D’ailleurs tout le monde a joué le jeu à fond, c’est beau ! Moi je leur envoyais ce qui m’avait le plus touché, et aucun montage n’a été modifié.Quand j’ai envoyé le montage à Mademoiselle K elle m’a dit « oh putain je me rends compte que ça va être sur internet ça va être compliqué, j’ai dit des trucs vraiment intimes » puis elle m’a rappelé une heure après « le truc s’appelle Hardcoeur  si je le fais pas là je le ferai jamais, on laisse comme ça, c’est très bien et j’assume complètement». 
J’ai été hyper ému de la confiance que tous ont mis dans le projet et bien que je les connaisse tous à des degrés différents, c’était vertigineux d’accéder à leur profondeur d’âme, chose qui est à mon sens trop rare en interviews, j’avais vraiment envie de montrer pourquoi j’aimais ces personnes. 

LFB : C’est un projet que tu laisses en état ou que tu envisages de refaire ?

M.L : Je continue. L’idée c’est que ça soit un projet qui continue sur des années au rythme des rencontres et des personnes qui m’attirent.C’est quelque chose que j’ai commencé avec des personnes que je connaissais et j’aimerais ouvrir à des personnes qui ne sont pas du milieu de la musique, des personnes anonymes, qui ont une histoire, un regard sur les choses.Moi ça me plaît beaucoup, ça m’aide et ça me pousse. Continuer d’avoir les antennes, de la curiosité en alerte, de cultiver cet amour des autres qui me fait du bien et qui est dans ma personnalité.
Sur le long terme, j’aimerais pouvoir relier tous les portraits et pourquoi pas en faire une création documentaire ou un format un peu plus long, ou peut-être amener quelques portraits sur scène ?
J’ai envie de porter Hardcoeur sur des années, parce que je trouve que ça a des vertus de ne pas être que dans l’instantané… je sens que ce projet est ancré et je trouve ça nécessaire que mon projet artistique ne parle pas que de moi.  

LFB : On va parler de Cœur. Le morceau a été présenté comme ton premier titre, mais si on fouille sur internet on peut trouver les traces d’un précédent EP. Est ce que tu avais envie de “rebooter”  Martin Luminet ? 

M.L: En fait, ça fait partie de l’histoire. Quand j’ai lancé mon projet tout seul en 2017 – en fait je faisais le truc un peu à l’envers, mais c’était un besoin assez fort – j’ai enregistré 4 chansons. J’ai appelé ça bande annonce, car ça avait une vocation éphémère. Je ne l’ai mis sur aucune plateforme, j’en ai pressé quelques-uns pour la tournée du mégaphone tour. Je voulais que cette construction se fasse un peu à vue, je ne voulais pas travailler en sous-marin. J’avais envie qu’on voit les évolutions, les remises en questions, les changements, les mutations… comme une trajectoire de vie.Je sais que ces disques sont chez les personnes qui ont perçu quelque chose qui n’était pas visible à l’époque, ils ont été vendus à la sortie des concerts du Megaphone, mes tous premiers concerts… ça avait beaucoup de sens pour moi. C’était un prequel de tout ça, vraiment une bande annonce, un teaser qui disparaît ensuite, pour faire place au vrai film.

LFB : Donc c’était important de vivre et de te faire ta propre expérience avant de lancer ce projet ? D’y apporter une maturité que tu n’aurais pas eu à vingt ans ?

M.L : C’est une très bonne question. C’est une vraie réflexion, je travaille beaucoup avec de la matière existante, des sentiments qui m’ont traversés et je travaille aussi quand je ne fais pas de musique, quand j’essaie de comprendre ce qui se passe autour de moi, de prendre la température des choses, des gens, de moi-même… 
Donc mon chemin de vie est aussi important que mon chemin musical et c’est aussi pour ça que je tenais à me présenter sur scène avec mon vrai nom et mon vrai prénom, pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté, aucune issue de secours !
J’ai mis tellement de temps à accéder à mon réservoir à émotions que je n’ai plus du tout envie de le lâcher et j’ai envie de rattraper ce temps perdu, de lui rendre justice et d’être juste dans les deux sens, sans omettre les erreurs, les échecs. 

LFB : Justement quelles barrières te mets-tu toi, émotionnellement ? Comment se protéger quand on chante à la première personne ?

M.L : C’est clair qu’il ne faut pas confondre se confier et faire une thérapie de groupe. Honnêtement la barrière est ténue dans cet espace de jeu à double visage. J’ai besoin « d’émettre » et je fais partie des gens qui reconnaissent faire ça aussi pour se sentir moins seuls, pour trouver quelqu’un au bout de la chanson, faire écho à quelqu’un. Je ne fais pas de la musique rien que pour moi. Je pense qu’on peut dire «nous » en disant « je » et que l’intime a une forme d’universalité assez forte. Je fais le pari qu’en étant le plus sincère possible, quelqu’un va quelque part se reconnaître ou reconnaître quelque chose qu’il ou elle a traversé.

J’en ai fait l’expérience en voyant des films, en écoutant des chansons écrites par des gens qui n’avaient pas mon âge, qui n’avaient pas grandi à mon époque et qui n’avaient pas du tout mon histoire de vie : j’avais l’impression néanmoins qu’ils écrivaient quelque chose sur moi, que j’avais sous la peau alors qu’ils ne songeaient sans doute qu’à eux en le faisant. C’est une barrière invisible, qu’il ne faut pas conscientiser, un tour de magie du genre humain où le « je » peut aussi être quelque chose qui se partage.  

LFB : C’est aussi mon point de vue, tu ne recherches pas une forme d’intemporalité quand tu écris. Il y a pas de marqueur, de temps, d’époque que soit sur cœur ou un titre comme garçon qu’on peut retrouver sur internet. Ça pourrait être un journal intime que tu ouvres et lis sans avoir idée de l’époque car le propos est valable pour beaucoup de monde.

M.L : Peut-être parce que les émotions sont aussi un peu intemporelles. A n’importe quelle époque, l’amour est un truc qui te frappe. Quand tu vois Jack et Rose sur Titanic, excuse-moi, Charles, mais on s’aime comme ça encore aujourd’hui (rires).
Non mais je pense que les émotions les plus profondes sont des choses intemporelles, je pense que la colère est quelque chose d’intemporel, les regrets, les erreurs sont des choses qu’on ne marque pas d’un temps. Ça rejoint la question précédente. Il y a des choses qui résistent au temps, qui sont tout le temps d’actualité, car on n’aura jamais trouvé de solution à l’amour, au couple, à la haine, à la tristesse.

Après bien sûr il y a des choses de mon époque qui me bouleversent, que j’aborde dans certaines chansons et que sans doute je vais aborder encore d’avantage par la suite. Je ne fais pas de déni de mon époque, au contraire. J’ai un peu les tripes branchées sur ce qui se passe, sur l’ultra-présent, je ne suis pas du tout nostalgique. J’ai un rapport à la vie qui est un peu scotché au présent. Mon rapport au passé c’est : qu’est-ce qu’on a mal fait et pourrait mieux faire ? Et mon rapport au futur se rapporterait plus à une relation avec l’espoir.  

LFB :  La question qui se pose forcément quand on finit d’écouter Cœur : entre toi et toi c’est ok en ce moment ?

M.L : (rires) On s’entend bien moi et moi, ça me faisait mal au bide avant mais j’ai convoqué un grand congrès interne et on a réglé nos comptes moi et moi. S’autoriser à être soi, ça prend un temps fou, une vie entière sans doute mais j’ai la chance d’avoir croisé certaines situations et certaines personnes.   
Avant quand j’écrivais je ne prenait pas en compte le monstre en moi.
Je pense que j’ai d’abords cédé à la tentation de me donner un peu le bon rôle, ou alors d’enjoliver certains échecs.Puis, je me suis rendu compte que je n’ai jamais été aussi en paix avec moi même que lorsque je me suis mis à parler de mes défauts plutôt que de mes qualités. Je me suis senti ok quand j’ai commencé à arrêter d’être clément avec moi-même. Je devais accepter un peu le monstre, il fallait passer par là pour s’accepter. J’ai jeté toutes mes premières chansons et je suis reparti de zéro, ce monstre était une vraie renaissance. 
Si tu ne regardes que les beaux côtés du monde c’est comme si tu avais un œil crevé. C’est peut-être plus agréable à regarder mais ce n’est pas la vérité.  

LFB : Si tu regardes que les mauvais côtés c’est pareil.

M.L : Exactement. Il ne faut rien omettre. C’est le sujet sous-jacent de l’EP. Notre génération a un combat et c’est justement de redéfinir un peu ce qu’est un être humain. Quelqu’un avec des failles, avec des paradoxes, des trucs complètement incohérents. Je suis ok avec moi depuis que je me rends compte que je suis quelqu’un de paradoxal.  

LFB : Toi et moi on est un peu dans une génération “batarde”. J’ai plus la sensation d’avoir la chance de traîner avec des gens plus jeunes et qui m’aident à me déconstruire sur plein de trucs parce que j’ai l’impression que les gens de mon âge se voilent la face sur pleins de choses.

M.L : On a beaucoup plus de copains qui se jettent dans le mariage, la construction d’une famille sans même interroger ce concept, ils se contentent de suivre la notice. Mais au fond je comprends cette tentation de se laisser aller à une vie tranquille, on nous a mis dans le crâne depuis tout petit qu’il y aurait pas de combat, qu’on allait être la génération sans guerre à mener, donc ça ne sert à rien d’aller se battre. Alors qu’en fait il y a des combats partout, il suffit de vouloir les voir, mais ça fout le vertige car rien n’est acquis, et ne le sera jamais d’ailleurs.Le combat des femmes, de la diversité, de la domination sociale, du racisme contemporain, le combat est éternel, si on s’arrête le mal revient sournoisement. Tout est fait  pour qu’un combat soit moins contagieux, comme ça chaque personne défend sa cause et ça fait des combats qui sont plus des querelles que des combats de société.

Et c’est vrai que notre génération, qui est née dans les années 80/90,  on s’est fait un peu endormir, on nous a demandé de dormir : ça va être très simple les gars soyez bon à l’école, ayez un diplôme, trouvez un boulot et puis tout ira bien. Vous posez pas la question d’être heureux et tout ira bien. Ils savaient que si on se posait la question on pèterait un câble direct. Mais ça n’a  pas fait long feu, on s’est vite rendu compte que ça ne marchait pas. Tu ne peux pas enlever aux humains leur droit à la recherche du bonheur.Ça a été fait pour une ou deux générations et ça a donné le monde d’aujourd’hui. C’est complètement con de réfléchir par rapport à autre chose que la volonté d’être heureux, si tu réfléchis deux secondes, ça ne pouvait que créer un truc ignoble. Qu’on essaye de déconstruire.  

LFB : Pour revenir sur l’écriture de Coeur, tu es vachement sur la répétition de certains mots qui crée une sorte de boucle à force de l’entendre et donne énormément  de force au mot répété. Je me demandais comment tu envisageais cette forme d’écriture ?

M.L :  Il n’y a pas une méthode, je fais en fonction de la chanson, ou en fonction du flow si la musique a été créée avant. Ma seule règle ou technique d’écriture c’est que j’ai envie que la chanson ne se complaise pas dans le confort.J’ai envie que ça avance, même si c’est «couplet-refrain », qu’on aille chercher des images, des trucs qui font qu’au fur et à mesure il y ait un peu plus de matière, un peu plus de tension, comment dire… pour l’imaginaire si tu veux.

Pour cette chanson, j’étais sur des mots qui ont un certain rythme, des petits phrases très concises comme le rythme cardiaque, une petite pulsation pour créer le plus d’images possible avec le moins de mots. Je te dis ça mais je n’intellectualise pas du tout quand j’écris, c’est après coup que ça arrive. Je voyais un gars qui se faisait balader par son cœur un peu partout. Qu’il y ait plein de petites scènes : il va regarder un truc, ça va le rendre très amoureux ou très en colère, à bout de lui… Le mec n’est plus tout maître de ce qui lui arrive et c’est ça qui fait la beauté des choses.Parfois tu en viens à aimer des choses ou des personnes que ton cerveau n’aurait pas du tout envisagées et tes amis te disent « comment tu peux aimer ça, ce garçon ou cette fille » et puis en fait bah… c’est plus fort que toi, tu ne décides pas, le cœur n’est pas une science exacte et c’est passionnant. 

LFB : Ce qu’il y a d’intéressant dans ce que tu dis et qu’on ressent sur la chanson c’est qu’il y a quand même une sensation de trop plein. D’être face à une personne qui veut expulser les choses et ça fait limite un geyser, comme si ton cœur avait une artère qui pétait, et qui éclaboussait tout d’un coup.

M.L : C’est vrai.  En fait je n’avais pas du tout de limite. Je sais que j’avais écrit l’équivalent de deux fois la chanson. Il a fallu prendre les punchlines les plus touchantes, les plus frappantes. Je sais qu’au moment où je l’ai écrite je suis parti dans tous les sens car c’est une chanson qui a été assez fulgurante, elle n’a pas du tout été préméditée, elle est venue un matin et il fallait que je la finisse le soir même donc il y avait une certaine urgence, une envie de régler les comptes avec cette sensation que j’avais.

Oui ce côté geyser me parle beaucoup, c’est assez juste et c’était typiquement l’état dans lequel j’étais au moment de l’écrire, cette envie de vider mon sac, de ne pas pouvoir m’arrêter, d’aller jusqu’à la dernière goutte. Si tu me demandais d’écrire encore dessus ou de réécrire la chanson, je pense je pourrais encore sortir des choses parce que ce n’est jamais terminé, ce rapport qu’on a à notre propre cœur.  

LFB : Le titre sonne de manière tellement spontanée que tu as limite la sensation d’être dans un freestyle hip hop mais dans de l’anti égo trip.

M.L :  (rires) ouais, bah ouais. C’est le gros souci avec le « je », c’est de s’envoyer des fleurs, de s’auto congratuler sur des punchlines, de réécrire le film pour en être le héros. Cette chanson est née lors des rencontres d’Astaffort, organisées par Francis Cabrel. On a 10 jours pour écrire 10 chansons en collaboration avec plein de gens. Et coeur est née là-bas : une personne faisait la prod et moi je devais écrire un texte. J’avais une journée donc en effet ça ressemble un peu à un truc de freestyle !

LFB : Ce n’est pas toi qui fait la prod sur ce morceau là ?

M.L :  Nope. La compo est de Diego Gernais et la prod de Nicolas Steib. Il y a ce truc entêtant, cyclique et en même temps qui avance, ça correspond à l’état dans lequel tu es quand  tu ne comprends pas tes propre émotions, tes propres sentiments.
Tu te sens un peu poussé dans le dos et tu as l’impression de pas avancer.  

LFB : C’est  un peu comme un labyrinthe où tu as l’impression d’avancer en ayant la sensation de voir tout le temps la même chose 

M.L : Exactement  

LFB : Toi  qui joue beaucoup avec les assonances, avec les faits que les mots aient une vraie rythmique, autant pour son sens que pour son expression, est-ce que tu penses tu pourras t’épanouir dans une autre forme que le spoken words ?

M.L : Je ne sais pas. L’avantage du spoken c’est que ça peut sortir comme ça devrait sortir dans la vie. Tu peux aller dans un truc très naturel, qui ressemble vraiment au parlé du quotidien. Et tu peux aussi taper dans des intentions un peu plus chantées, un peu plus portées qui parfois sont nécessaires pour appuyer quelque chose, pour donner une atmosphère. Je me sens hyper épanoui la dedans, c’est le bon format pour moi, je suis très content comme ça ! Peut-être que j’aurais été malheureux à choisir entre le rap et la chanson et le spoken me permet d’être dans un côté « ni l’un ni l’autre », qui est un peu des deux du coup.  

LFB : Tu as vu les poupées russes de Klapisch? 

M.L: ouais  

LFB :  Quand Duris fait son speech sur l’amour hyper long et en fait ça me fait penser à cette scène où justement il balance ça comme il déclamerait un poème.

M.L: Exactement. J’aime bien ce côté « on peut tout dire ». Mais oui, en plus, j’avais samplé cet extrait pour une prod… je suis assez fan aussi de cette ref. Il y a ce truc du quotidien, de l’anodin, qui peut devenir remarquable. Il m’arrive parfois de noter des scènes d’une soirée, d’entendre une phrase et de la noter avec cette sensation liée à la musique en fond, que cette phrase-là a un côté un peu grandiose : se dire que le remarquable est partout, il suffit de s’autoriser à le voir, d’essayer de dénicher ce truc qui inonde les rues et d’arrêter de croire que l’art ne se trouve que dans les milieux artistiques. 

LFB : Le clip de coeur est hyper cinématographique et hyper travaillé. Pour toi le son et l’image vont forcément de paire ?

M.L:  Totalement. Je voulais vraiment que le clip soit un prétexte pour pouvoir créer une autre micro œuvre de 3 minutes et ça m’excitait beaucoup.
Quand j’écris des chansons je les vois comme des petits travellings : j’essaie d’écrire une scène le plus précisément possible et à chaque fois que j’écris, je projette des images. Quand j’écris sur une feuille je suis vraiment dans un découpage de scénario, je suis assez prisonnier de ça mais j’en suis heureux. Je n’arrive plus à dissocier l’image du son parce que je trouve que c’est ça l’émotion ultime : suggérer une émotion sans émettre un seul mot, comme à travers la danse. Le pouvoir de la suggestion, je crois que c’est ça qui m’attire le plus : une même émotion qui t’amène à plusieurs endroits différents, c’est le graal.

J’essaye de faire attention à ça, à ne pas sous-titrer les choses et je chéris beaucoup cette suggestivité. Ne pas prendre par la main. En tant que spectateur je n’aime pas qu’on me prenne la main, qu’on m’escorte vers telle ou telle émotion, je trouve ça cool qu’on me laisse la liberté et sur scène je le fais aussi. Préserver une certaine fragilité pour confier au public la responsabilité du « comment on va aller d’un point A à un point B », comment on va écrire ce concert ensemble.Je vais être très attentif aux réactions de la salle pour rebondir, je veux qu’un concert soit chaque fois un moment unique, je fais des concerts pour faire connaissance avec une salle pour de vrai. C’est un spectacle pour moi aussi. 

LFB : : Pour quelqu’un qui est peu cinéphile, ton clip c’est un plaisir, j’ai l’impression que ton clip peut être pris comme ça de manière superficielle mais les gens qui connaissent les films et qui voient de quoi ça parle savent, ça percute tout de suite que le choix n’est pas anodin, qu’il est complètement dans le thème de la chose 

M.L : Tous les films qui sont dans ce clip m’ont tous vraiment secoué. Ce qui m’émeut c’est le côté « monstre » : le monstre avéré du personnage ou le côté monstre qu’on prête à ces personnages… par exemple portrait de la jeune fille en feu, ces deux filles sont considérées comme des monstres et c’est ça qui me touche. 

LFB: Pour rester dans la thématique cinématographique, je t’ai préparé un petit blindtest de citations. Je commence avec : “j’aime les choses qui ressemblent à des erreurs

M.L : je ne l’ai pas  

LFB :  Frances Ha

M.L  : Ah oui ! Le dîner où elle est chez des inconnus. Trop bien. Fais chier car je croyais le connaitre sur le bout des doigts. C’est peut-être mon film préféré de tous les temps !Ce personnage… je me reconnais à fond en elle, elle a un rapport aux choses, aux humains qui est un peu border à chaque fois, dans ses relations. Une fille déséquilibrée dans une espèce d’équilibre, un écosystème… un équilibre dans le chaos.Tu as vu le film Starbuck ? « Toi ton don c’est de pouvoir conduire des bateaux dans le chaos, tu es le seul dans le chaos qui peut tenir droit ».
Des choses peuvent s’exprimer dans le chaos. Cette femme hyper indépendante, hyper forte qui tient des propos sur la sexualité, qui est hyper digne… pour moi c’est vraiment un portrait féministe ultra fort, je trouve ce film magnifique, je pourrais en parler des heures … ça me fait partir dans tous les sens ! J’ai rarement eu cette sensation qu’on me parlait directement, qu’on avait fait une caméra cachée sur ma vie.  

LFB: Numéro 2 “un grand pouvoir implique de grandes responsabilité” 

M.L : Ben Parker dans la voiture. Ouais bah ça c’est mon côté un peu geekos. J’ai toujours été depuis tout petit hyper passionné par les figures de héros, de super-héros et je me demandais pourquoi car je n’avais pas ce tempérament à sauver le monde…Le premier film qui m’a vraiment retourné c’est le premier X men de Bryan Singer où il aborde la question de la mutation comme la question de l’homosexualité dans la société, il faut se cacher pour ne pas se faire cracher dessus.
C’est marrant les X-Men, tu as un pouvoir hors norme mais tout le monde le trouve dégoûtant et tous les super héros ont ce point commun là, d’être des freaks comme dirait le Joker, des bêtes de foires, des gens monstrueux : c’est ça qui m’attire le plus là-dedans. Le premier spider man qui me rendait fou, ce gars binoclard bien sous tout rapport qui se fait piquer par une araignée dégueulasse et devient un mec avec des pouvoirs trop forts pour lui …et ça l’abime autant que ça va sauver des gens. J’aime bien ce dilemme. 

LFB : Allez facile : “why so serious?” (The Dark Knight)

M L : C’est clairement, dans mes inspirations. Le personnage de Batman, le héros le plus magnifique de tous les temps parce qu’il ne choisit pas de devenir héros… Tu connais l’histoire, ses parents se font buter, le gars devient totalement sociopathe et tu te rends compte au fil des ans et des aventures qu’il est aussi fou que les gens qu’il pourchasse, il est aussi violent aussi torturé, aussi pas fait pour la société, pas fait pour ce monde . Ce qui est génial dans la trilogie Dark Knight c’est que Nolan il chope ça : en fait le moment où il porte le masque c’est le moment où il n’est pas déguisé, ce masque de monstre c’est son vrai visage, son déguisement c’est son apparence dans la vie sociale, Batman c’est un monstre qui se déguise en mec normal et pas l’inverse. Et il va sauver les gens à partir d’une douleur, Batman c’est vraiment ma  mythologie.  

LFB : “Ris tout le monde criera avec toi, pleure tu seras tout seul à pleurer” 

M. L : Old Boy ? 

LFB : La phrase est écrite sur le tableau dans l’appartement où il est enfermé. J’étais surpris de voir ce film dans ce clip pas  pour son côté  amour déviant ça mais par rapport à la scène qui correspond à la violence

M.L : j’avais dans les cahiers des charges de ce clip plusieurs envies : que certains films apparaissent, que certains actrices acteurs apparaissent mais aussi montrer des scènes d’amour, de colère, de violence, de libération. Oldboy remplissait tout ça. C’est un des films que j’ai digéré après coup, je l’ai vu très jeune, à un âge où je ne devais pas le voir mais je l’ai vu avec un copain amoureux de cinéma. Du coup je l’ai jamais vu comme un film d’action mais comme un film de poésie. Je me souviens que j’avais eu des émotions plus fortes que moi, notamment la scène de la baston, j’avais un espèce de truc de fascination pour la chorégraphie.Cette scène où il fracasse la terre entière avec un marteau c’est de la danse, et puis ce traveling est complètement dingue. 
Et puis un mec tout seul avec un marteau qui défonce 200 mecs à la seule force de son désespoir ça te fait dire que lorsque tu es habité par quelque chose tu peux soulever des montagnes.

Crédit photos : Cédric Oberlin