2022 – Les Coups de Coeur de La Face B – Acte VI

Peut-être plus que les autres années, 2022 aura été riche d’albums forts, et ce, dans tous les genres possibles et imaginables. La rédaction de La Face B a donc aiguisé ses plus belles plumes pour vous offrir ses albums coups de cœur du cru 2022. Sans plus attendre, la sixième partie de notre sélection.

Jockstrap – I Love You Jennifer B (Lucie)

À Londres, il est fréquent d’apercevoir des renards traverser la rue entre deux voitures à l’heure de pointe, comme des intrus fouineurs et malins. Lubriques aussi, lorsqu’à la nuit tombée les bruits de leurs ébats perturbent le voisinage, qui croirait entendre les cris morbides d’une victime égorgée. Pris en flagrant délit dans les lumières infrarouges des caméras de surveillance omniprésentes dans la capitale, ils fouillent les poubelles en bas des blocs, citadins déclassés d’un paysage urbain frénétique en expansion permanente. C’est comme ça que je me figure la musique de Jockstrap : une apparition sûre de son bon droit qui circule au milieu du danger et renvoie à la face du monde toute son étrangeté. Une sorte de miracle qui, malgré sa fragilité, ne s’accommode pas de compromis.

I Love You Jennifer B est un commentaire sur le temps présent initié par deux jeunes urbain.e.s pris dans les strates turbulentes d’une époque que se disputent les ruptures et les luttes. L’ère est à l’hybridité artistique, plus ou moins heureuse et consistante selon l’acuité de ses interprètes, souvent empêtré.e.s dans le chaos des tendances. Face à ce constat, Taylor Skye et Georgia Ellery s’en emparent pour le tordre et le curer jusqu’à la création d’une nouvelle forme.

J’ai beau écouter cet album dans tous les sens, à toutes les heures du jour et de la nuit, en boucle ou sporadiquement, cette forme m’échappe. Ce n’est pas tant que ses thèmes ou sa nature soient particulièrement opaques. De sa catégorie musicale, on pourrait dire que I Love You Jennifer B tient de la pop expérimentale et électronique, de la musique club déconstruite. On pourrait aussi dire de Jockstrap qu’il est la version PC music de Black Country, New Road, autre formation ayant sorti un très bel album cette année et dans laquelle officie également Georgia Ellery, chanteuse et violoniste du duo.

On pourrait parler de leurs influences multiples, de la dubstep à Scott Walker. On pourrait encore développer sur leur parcours, leur âge juvénile. Et pourtant, on n’aurait toujours rien expliqué de la force mystérieuse qui fait de cet album un projet cohérent et magistral.

Personnellement, je ne sais toujours pas comment il est fait. Chaque écoute me trouve dans mon incapacité à déjouer le secret de cette écriture. Je suis comme ces renards pris en embuscade dans les phares des voitures de la City, lancées à pleine vitesse entre une tour de bureaux stratosphérique et une dalle résidentielle en béton. Au contact de Jockstrap, je deviens moi aussi l’apparition fugace, transformée par ses éruptions électroniques, ses beats féroces et sa pop frontale. Je ne comprends pas et pourtant je suis touchée. Le mystère est là, en pleine face, lumineux, limpide. C’est-à-dire : totalement nébuleux.

Sur scène, Georgia Ellery danse comme une poupée hypersexuelle, parodiant l’inquiétante étrangeté des robots sexuels de la Silicon Valley. Elle est tout à la fois objet de désir et discours sur l’objet du désir. Grâce et blasphème : « Imagine I’m Madonna / Imagine I’m the Madonna / Dressed in blue / No — dressed in pink! » (Greatest Hits). Langueur amoureuse ou réflexion sur la pop culture ? C’est peut-être à cela que l’on reconnaît un grand album : son aura sans cesse réactualisée, sa capacité à provoquer un attachement spontané et inexplicable, et sa manière de révéler de nouveaux mondes entre les trames, embarquant l’auditeur.ice avec lui.

Alvvays – Blue Rev (Anthony)

Ils apparaissaient comme le petit groupe indie pop cool et mignon de la playlist qu’on adorait faire découvrir à ses amis. Les canadiens ont décidé d’élever leur niveau de jeu, et après cinq ans d’abstinence de nouveautés musicales, ils reviennent avec panache. Blue Rev est la troisième réalisation de Alvvays, mais aussi la plus aboutie.

Le quintet n’est désormais plus ce groupe au son college et innocent, même si les paroles puisent sur notre âme adolescente. Les guitares explosent dès l’ouverture sur Pharmacist, sans jamais renoncer à la tension initiale sur les quarante minutes de l’album, excepté sur le dernier titre, très court. La voix de Molly Fankin est transfigurée et se porte avec plus d’assurance. Cette évolution flagrante redore de la plus belle manière leur power-pop toujours aussi intacte, qui surprend sur des sonorités nébuleuses et shoegaze.

Blue Rev commence d’ailleurs très fort, par trois tubes saisissants dont le point culminant est sans conteste le mélodieux et effervescent After The Earthquake. Le reste de l’album garde cette barre très haute et chacune des onze pistes suivantes ont leur caractéristique unique : tantôt jouant sur les distorsions, tantôt sur des effets plus lo-fi. Cependant, chacune d’entre elle garde cette puissance électrique et efficace et ne vise que rarement la touche expérimentable. Tom Verlaine, Very Online Guy et Velveteen ont, par exemple, des mélodies qui rentrent immédiatement en tête par ces airs faussement entraînants. Et si on ne connait pas le groupe, on cherchera forcément à identifier les auteurs de ces pépites. Alvvays impose son propre style unique, qui le distingue de toute autre formation. Blue Rev est tout simplement le meilleur album indie de cette année 2022. Et nous aurons le plaisir de les voir pour une unique date en France (pour l’instant) le 4 juin 2023 au Trabendo. Prenez date !

Cascadeur – Revenant (Damien)

Avec un rythme d’un album tous les quatre ans, Cascadeur nous révèle un peu plus chaque fois son univers fantasmagorique. Et dans Revenant, il soulève un nouveau voile. Si l’on met de côté la chanson Collector sur l’album Ghost Surfer, pour laquelle Christophe avait prêté sa voix – l’apparition dans Revenant de textes en français mettant les paroles au centre des compositions nous fait ressentir comme une sorte de mise à nue du chanteur. Pour autant, nulle volonté de s’exposer, Cascadeur avance toujours masqué. La poésie est toujours présente et les textes sont suffisamment abstraits pour que nos imaginaires puissent s’y épanouir. Se laisser porter par la musique et surfer sur la vague émotionnelle qu’elle provoque. L’intime du chanteur se métamorphose et peut devenir nôtre.

La puissance de Cascadeur, c’est cette fragilité dans les chansons, qui évoluent en équilibre sur un fil tel un funambule. Ce qui le rend, malgré son masque, si humain. Son travail se réinvente perpétuellement, sans nier ce qui a été fait précédemment. Si Revenant marque une évolution, des passerelles existent avec ses anciennes compositions. Dans Young, nous retrouvons la chorale qui réinterprétait Meaning à la fin de son premier album, The Human Octopus. Dans la continuité, mais 10 ans à rebours. « We are Young and we are strong / We were young and we were strong ». Joker rime comme Walker, son premier titre fondateur.  Dans Wanted, il réinvite Stuart A. Staples, qui nous avait déjà fait frissonner dans The Crossing, présent sur l’album Ghost Surfing. Et l’émotion est toujours aussi forte. Si les albums de Cascadeur se découvrent au moment de leur sortie, on aime les redécouvrir, car dans leur intemporalité, ils évoluent, tout comme nous.

40 Watt Sun – Perfectif Light (Noé)

Avec Perfectif light, 40 Watt Sun a livré sans doute mon album préféré de l’année. Huit longues balades qui exhalent un doux parfum mélancolique sans se complaire dans une tristesse excessive. Dans ses compositions, le soleil n’est jamais loin et ses rayons percent la brume que notre sensibilité diffuse. C’est un album à écouter et à réécouter en prenant soin de se laisser porter, emporter par les lignes musicales qui le composent. Votre esprit se mettra alors à vagabonder et vos pensées vous échapperont le temps du morceau. Huit chansons et autant de voyages intérieurs à entreprendre.

40 Watt Sun est maintenant le projet solo de Patrick Walker, qui a officié au sein de Warning, un groupe tendance doom metal qu’il a fondé dans les années 90 et porté jusqu’à sa dissolution. Les tempos lents qui existaient du temps de Warning ont évolué dans 40 Watts Sun vers de longues balades slowcore empreintes de poésie.

S’il existe de la musique pour danser ou se défouler, il en existe aussi pour rêver et se détendre. Perfectif Light fait partie de cette dernière catégorie. Profitons-en pour retrouver un peu de chaleur et de douceur dans ce monde qui en a tant besoin.

Mathilda – Brutal (Margaux)

A défaut d’un premier album que j’attend avec grande impatience, j’ai choisi de partager l’EP de la chanteuse Mathilda, Brutal. 

Après presque dix ans de carrière à traverser différents groupes (After Marianne) et poser sa voix pour plusieurs duos, Mathilda s’est lancée en solo cette année avec ce premier EP.

Sa voix grave envoûtante m’emporte sur tous ses projets et j’ai été ravie de la retrouver pour porter ses nouveaux textes poignants. A la frontière entre le chanter et le parler, Mathilda assume une voix suave et presque sulfureuse. Dans cet EP,  elle s’en sert pour dénoncer les femmes battues dans Brutal, ou déclarer ses plus beaux mots d’amour dans Avalanche. Mathilda prouve encore une fois qu’elle sait manier avec brio la langue française. 

Longtemps accompagnée par Christophe, on ressent encore l’héritage du maître dans la musique structurée pour laisser notre esprit s’évader.  

Un premier EP réussi donc, qui annonce une belle année musicale 2023 pour la chanteuse. 

Broken Bells – Into the Blue (Jonathan)

A tous ceux  qui disent que la musique, c’était mieux avant, je recommande chaudement de faire un petit tour par l’album Into the Blue de Broken Bells. Cet album est probablement le meilleur moyen de prouver qu’on peut être attaché par nostalgie aux années psychédélique de Pink Floyd ou aux balades des Beatles et se délecter des créations actuelles de notre génération. Ce n’est en effet pas Brian Burton, alias Danger Mouse, et son acolyte James Mercer qui diront le contraire. Avec des titres comme Love On The Run ou Saturdays, le duo nous enveloppe dans leur atmosphère, un monde sans lieux ni temps, mais bordé de références, de sonorités ancrées dans notre imaginaire collectif et qui font ressurgir des émotions d’une autre époque. On vole, on plane, on accélère, on tombe, à son écoute on se sent libre comme l’air. La formule marche à la perfection. C’est neuf et ça a pourtant toujours été là quelque part. La patte de Danger Mouse ne vous est pas inconnue, et pour cause, certains reconnaîtront des tempos, des claviers ou des chœurs forcément hérités d’anciennes collaborations, comme avec Michael Kiwanuka ou Karen O ; The Chase en est un parfait exemple. C’est un vingt sur vingt pour le duo qu’on avait plus entendu ensemble depuis After the Disco en 2014.

Cet album est un voyage où l’on visite furtivement des galaxies musicales variées, le tout formant un ensemble parfaitement déterminé et insaisissable. Un disque on ne peut plus complet, tout y est. C’est un rêve, une épopée fantasmagorique de neuf titres tous aussi bons les uns que les autres. Bref, un album qui n’a aucune chance d’être démodé un jour, à semer dans toutes nos playlists.

Ëda Diaz – Tutandé (Camille) 

Cette année, La Face B vous aura fait beaucoup voyager. L’un des voyages les plus marquants aura été vers l’Amérique latine, territoire musical d’Ëda Diaz. Avec son EP Tutandé, l’artiste franco-colombienne nous emmène loin. Elle cartographie son univers musical à la fois organique et électronique. Dès l’introduction, Vuelve la Vieja, les rythmes nous entraînent vers un état de transe et de danse ! Même si certains titres appellent aussi à la contemplation.

Par exemple, Déjà-vu nous invite à prendre le temps d’entendre les oiseaux siffler. Prendre le temps de se souvenir de ses racines, de ses origines, puisque les langues espagnole et française s’y entremêlent. L’EP se conclut sur un titre qui appelle au recueillement et la tendresse. Yo vendo unos ojos negros est un titre entièrement a capella. Comme un prélude à l’excellent single La Casa en El Aire, single sorti peu de temps après Tutandé.

Fontaines D.C. – Skinty Fia & Soichi Terada – Asakusa Light (Léo)

Un style qui évolue avec Skinty Fia. Sorti le 22 avril, le post-punk de Fontaines D.C. continue de prendre une nouvelle forme : bien plus mélodieux, plus profond. Cet album a été un point fort cette année et nous a montré ce que le groupe pouvait produire de meilleur, en passant par des questionnements sur leurs émotions et sentiments personnels, tout en continuant sur les titres parlant des points noirs de l’Irlande, le pays natal du groupe, Skinty Fia auras marqué de près ou de loin la scène rock indépendante.

Une grande évasion signée Soichi Terada. L’artiste japonais a poursuivi son retour cette année avec ce nouvel album intitulé : Asakusa Light. L’un des maîtres de la House japonaise continue de nous transporter dans une atmosphère planante et envoûtante du fait de ces synthétiseurs aux sonorités Deep House. Asakusa Light offre un grand moment d’évasion et nous fait ressentir une sensation de calme et de bien-être tout en voulant nous faire danser.