Voyage Au Paradis avec Thousand

Il y a deux ans, Thousand prenait tout le monde par surprise avec Le Tunnel Végétal. Premier effort en français devenu pour beaucoup (nous inclus) un classique immédiat. Un album dont on a encore du mal à se remettre tant il nous a marqué par son écriture mais aussi par sa manière tranchante de créer des ambiances aussi hallucinées qu’hallucinantes. Alors qu’on sort à peine du Tunnel, Stéphane Milochevitch revient frapper à notre porte pour nous emmener Au Paradis. Un album qui joue sur la continuité de son prédécesseur tout en s’en éloignant franchement. Nouveau choc et nouvelle réussite totale pour Thousand.

Selon Nietzsche, le diable se cache dans les détails. Chez Thousand, il se dévoile en plein jour et ce dès les premières notes de Merle Hagard.
S’extrayant de cet « Ailleurs » qui sonne le départ, Lucifer devient le premier personnage que l’on croise, le seul à être d’ailleurs réellement qualifié au cours d’Au Paradis, les autres rencontres de ce voyage n’étant au final que des êtres flous, à peine esquissés, sortes de fantômes qui croisent la route de Thousand.

Si l’aventure commence à la troisième personne, elle devient pourtant rapidement une aventure vécue à travers le regard et le vécu de Stéphane Milochevitch, ou plutôt une version de lui, celle qu’il veut bien nous offrir, celle avec laquelle il brouille les pistes, se cachant souvent en pleine lumière, utilisant ses chansons pour se transformer en kaléidoscope. Ainsi Thousand n’est pas un mais multiple secouant la machine à chaque morceau pour offrir une version différente de ce qu’il est, ici être sensible et mélancolique (Le bâton ivre), là personnage assez odieux et très porté sur les histoires sans lendemain (mon dernier voyage) plus loin être fou qui nous raconte un trip sous opiacé duquel jaillisse des images folles (Le rêve du Cheval).

L’impression est prenante, presque impudique, comme si l’on se retrouvait par hasard face à un journal de bord qui n’était sensé être lu que par celui qui l’a écrit mais qui en même temps l’aurait laissé intentionnellement sur un banc pour que celui qui le retrouve continue d’en écrire l’histoire.
Des pensées qui jaillissent sur Mon Dernier Voyage à un rêve halluciné et évolutif sur l’exceptionnelle Le rêve du cheval, morceau le plus long et le plus fort de l’album qui réussit le petit miracle de rendre palpable les hallucinations qui habitent le titre, Au Paradis est une histoire de fuite, une épopée musicale qui prend corps sur la route, véritable moelle épinière de cet album, entre les paysages, les rencontres fortuites et la vie qui suit son cours.

Centre névralgique de son œuvre, l’écriture de Thousand se veut toujours aussi nerveuse et imagée, ou des mots réapparaissent tout au long de l’album, comme pour des marques d’importances.
Par moment, elle ressemble à un labyrinthe dans lequel on se plonge, qui pourrait nécessiter ici et là nombre d’analyses armées d’un dictionnaire et d’une encyclopédie afin d’en décrypter toutes les références, de dénouer tous les nœuds et les mystères qu’elle nous offre. Mais, même si certains termes nous échappent, Thousand lui ne nous perd jamais car le corps même de ses morceaux est assez clair pour qu’il n’y ait aucune frustration à son écoute, surtout que l’album offre une véritable évolution à la musique du bonhomme, nous offrant une sensation de renouveau permanente et de musique toujours aussi mouvante.

Tout d’abord, on peut voir dans cette espèce d’égotrip onirique (ce qui passe une nouvelle fois par la pochette de l’album, offrant une nouvelle fois une vision différente de lui même), dans l’envie de se créer un univers où les albums se répondent les uns aux autres, ou les autocitations apparaissent à plusieurs reprises, il est facile de rapprocher Thousand d’une certaine mouvance rap et l’utilisation de l’auto-tune sur la voix de Emma Broughton sur Jeune Fille à l’ibis nous semble ainsi tout sauf un hasard, tout comme cette façon de la transformer en backer fantomatique sur mon dernier voyage.
Emma Broughton, partenaire dans le crime de Stéphane Milochevitch se fait plus discrète, ce qui ne fait que renforcer l’importance et la puissance de ses apparitions comme sur Des fleurs dans un feu où elle revient par surprise comme un souvenir qui nous rappellerait sa présence de manière inattendue.

L’autre évolution d’importance, celle qu’on le remarque de suite, c’est la nécessité pour Thousand de resserrer ses morceaux, de canaliser ses propos et ses histoires, quitte parfois à devoir accélérer son débit pour pouvoir tenir la cadence, comme il le fait sur jeune fille à l’ibis et au paradis. Ainsi, à l’exception du rêve du cheval, aucun des morceaux d’Au Paradis ne dépasse les cinq minutes, offrant ainsi des morceaux à la construction pop, avec laquelle il joue, puisqu’il se refuse souvent au classique « couplet-refrain » préférant ainsi répéter des phrases et des nuances comme des sortes de mantras qui reviennent nous hanter ici et là.

Musicalement là aussi, l’évolution est assez nette. Il se limite à des instruments classiques, plaçant ici un harmonica blindé de reverb sur le fond de l’aquarium ou des cordes formidables dirigées par Bryce Desner, entre l’approche directe d’Au Paradis, la tension des fleurs dans un feu, la vibe lumineuse de Le dernier voyage ou la mélancolie sourde ressentie à l’écoute du Masque du Fou ou le bâton ivre, Thousand explore les intentions et les émotions, offrant une diversité sublime autant qu’un album à la cohérence et à l’unité assez forte pour être vraiment soulignée.

Si au départ de l’écoute, on a l’impression qu’Au Paradis est une suite directe du Tunnel Végétal, le voyage dans lequel Thousand nous entraine s’en éloigne en réalité de plus en plus comme un petit frère qui commence par vivre dans l’ombre de son ainé avant de s’en éloigner de plus en plus pour finalement se trouver une existence qui lui est propre.

A l’heure où tout se sépare, où le monde de la musique se vit plus à travers les singles que les œuvres à proprement parlé, Thousand prend le pari un peu fou de l’unité, d’un album d’esthète, qui s’écoute encore et encore pour mieux le découvrir et le redécouvrir.

On le dira avec emphase, et on le répétera sans doute à l’envie encore et encore, Au Paradis est un grand album de pop, un grand album de chanson française, un grand album populaire et merveilleux qui n’aura sans doute pas le succès et le rayonnement qu’il mérite. C’est sans doute là, la seule déception qui nous envahit à la fin de cette écoute, pour le reste on ne peut que s’incliner face à cet édifice musical qui élargit et retravaille un univers dans lequel on se perd encore et encore.

Si Thousand est prêt à mettre un grand coup dans le cul de ceux qui se disent prophètes, on espère qu’il ne nous en voudra pas de voir en lui le nouveau guru d’une chanson française décomplexée et décomplexante. Ne passez pas à coté d’Au Paradis, vous risqueriez de le regretter amèrement.