CRAFT. S02 E02- Kiwi Jr.

Pour ce second épisode de la saison, je reçois Jeremy, du groupe Kiwi Jr. Le dernier album des Kiwi Jr, sobrement intitulé « Chopper », est paru en août 2022, sur le label Sub Pop. Sur cet album, qui évoque des visions nocturnes d’hélicoptères et de chansons d’OutKast, on retrouve le titre « Night Vision », choisi par Jeremy pour cet épisode. Il me raconte l’histoire de l’écriture de ce titre, qu’il décrit lui-même comme « peu orthodoxe », et revient sur le processus créatif derrière l’album entier, espace de liberté précieuse que Jeremy compte bien reproduire sur les projets suivants.

Ecoutez Night Vision de Kiwi Jr. Pour suivre leur actualité musicale, c’est par ici !

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Interview française

CRAFT : Salut Jeremy, tu es là pour représenter ton groupe Kiwi Jr aujourd’hui, merci d’être venu à mon micro !

Jeremy : Ravi d’être là !

CRAFT : Pour commencer, une petite question sur la France – vous avez récemment joué à Paris ; est-ce que c’était formidable ?

Jeremy : On a fait plusieurs dates en France et on les a toutes adorées !

CRAFT : Alors, pour parler d’écriture, j’ai écouté votre interview avec Campus Buzz, où tu dis que tu imites Mike Watt, en commençant par le titre d’une chanson avant d’écrire le reste. Est-ce que c’est une technique que tu as appliquée avec « Night Vision » ?

Jeremy : Tu sais quoi, non, pas celle-ci. Cette chanson a une histoire un peu différente des autres sur l’album. Pour d’autres, j’ai bien commencé par le titre, mais pour celle-ci, j’ai commencé avec les paroles. J’ai enregistré une démo, qui a fini par être coupée, recollée, modifiée dans tous les sens. Par exemple, un couplet est devenu un refrain, ce genre de choses. On l’a nommée à la fin.

CRAFT : Tu parles de paroles pour commencer, est-ce que tu as commencé à l’écrire avec une histoire en tête ?

Jeremy : Les premières paroles que j’ai écrites ne sont même plus dans la version finale en fait. J’avais une intro, et Mike, notre bassiste, a récupéré la démo et l’a modifiée. Il a changé l’ordre des parties et j’ai dû enlever pas mal de paroles parce que la chanson s’est retrouvée plus courte, et un peu répétitive. Donc en fait, je ne me rappelle même plus des premières paroles, je sais juste qu’elles ne sont plus là !

CRAFT : Est-ce que tu fais souvent ça –sortir une démo et laisser ton groupe la changer ?

Jeremy : Je crois que j’ai passé deux mois entiers à faire la guerre à mon bassiste sur cette chanson, en essayant de lui expliquer pourquoi ma version était meilleure ! (rires) Au final, on a atteint un compromis et j’ai réécrit sur sa version. Et tout ça s’est passé avant même qu’on se retrouve physiquement au même endroit pour la jouer, c’était tout via mail ! Quand le groupe s’est retrouvé, on a écrit les parties de batteries etc, et ça a pris du temps. Je crois que tout le monde est content du résultat en tout cas.

CRAFT : Quand tu sors une démo, c’est toi à la guitare ?

Jeremy : Ça dépend de la chanson. Pour celle-ci, il y a un peu de guitare, mais c’est principalement du clavier. Ça et la petite boîte à rythme intégrée dans le synthé. Un truc assez rigolo avec cette chanson c’est que la démo a été faite sur ce petit clavier Casio. Quand on est allés au studio pour l’enregistrer, on s’est évidemment dit : « OK, on a accès à tout ce matériel haut de gamme, on va utiliser ce synthé à 3000 dollars et recréer la mélodie ». Et en fait, on n’y arrivait pas ! Donc j’ai fini par emmener mon Casio à cinq dollars… même pas, remarque ; je crois que je l’ai trouvé dans la rue… Et j’ai essayé de recréer la même chose. Et même ça, je n’y arrivais pas ! Je crois que le truc de base était une sorte d’association un peu aléatoire de touches qui sonnaient bien. On a demandé à notre ingé son d’extraire la partition depuis la piste avec un logiciel obscur. Et c’était pas dans la bonne tonalité, donc on a du la pitcher… Enfin, c’était tout une aventure de récupérer ce qui nous avait plu dans la démo.

CRAFT : Ça me rappelle un épisode de Song Exploder avec Wolf Alice. Elle parle d’une démo qu’elle avait fait sur GarageBand, avec un arpégiateur. Quand le groupe a voulu recréer la chanson avec plein de matériel haut de gamme, ils ont galéré aussi, c’est assez fascinant. Et je me demande, parfois l’équipement ultra tech, c’est un peu overkill. Est-ce que les contraintes, de matériel ici, te poussent à créer quelque chose de cool ?

Jeremy : Je crois que c’est Bob Pollard qui a dit « le moment entre la fin de l’écriture d’une chanson et le début de l’enregistrement est infiniment précieux ». En gros, il faut enregistrer une chanson rapidement, ne pas se laisser trop y réfléchir. Cette citation parle surtout de l’ambiance générale d’une chanson, de l’inspiration – il ne faut pas laisser traîner tout ça trop longtemps. Mais je pense que ça s’applique tout autant à ce genre d’instruments un peu originaux – on est plus créatifs quand on est contraints. En tout cas, ça marche avec nous.

CRAFT : Les paroles de « Night Vision » ne sont pas particulièrement limpides. A titre personnel, j’ai du mal à visualiser une trajectoire claire de la chanson. Ça m’a fait penser au poème « A Supermarket in California » par Allen Ginsberg. C’est le récit d’un homme qui se promène de nuit dans les rayons d’une supérette 24/7, et qui voit les visages d’autres poètes dans les fruits et les légumes. Je ne sais pas si « Night Vision » parle de quelque chose en particulier, mais est-ce que tu peux nous en dire plus ?

Jeremy : Oui, pour moi c’est un récit tout à fait linéaire. Ça commence avec le narrateur qui monte dans un minivan et commence un voyage un peu arbitraire. La chanson décrit ce trajet. Elle parle de ce sentiment, quand tu es jeune, de retrouver tes potes, de partir tu ne sais pas où… Dans le refrain, il y a aussi un autre thème : il y a un personnage qui essaie de se convaincre de prendre une décision importante. En fait, c’est cet alliage entre l’incertitude et, de façon très littérale, une vision nocturne. J’essaie de ne pas trop intellectualiser ce qui se passe dans la chanson, j’avais surtout des images en tête.

CRAFT : Il y aussi cette mention de la première écoute d’une chanson d’OutKast… C’est du vécu ?

Jeremy : Oui ! Je crois que tous les gens de ma génération ont eu ce moment-là dans leur vie.

CRAFT : J’allais dire – pas moi ! J’ai loupé ça ! (rires)

Jeremy : J’ai donné une interview la semaine dernière, et le journaliste me disait que cette phrase l’avait touchée parce qu’il se rappelait d’avoir entendu l’album « Atliens » d’OutKast pour la première fois quand il avait 16 ans ! J’ai pris ce petit moment de vie pour le mettre dans la chanson, mais ça aurait tout aussi bien pu être autre chose.

CRAFT : En termes de structure, j’aime beaucoup le début de la chanson. Ça démarre directement sur du chant, sur un passage qui m’a évoqué un refrain qui aurait pu appartenir aux Strokes.

Jeremy : Oui, c’est lié à ce que je te disais plus tôt ! On avait une intro avant… Tu as dû remarquer, il y a un moment un peu d’interlude au milieu de la chanson, avec des claviers. L’intro ressemblait à ça à la base, et il y avait un crescendo pour atteindre ce bout dont tu parles, le bout « Strokes ». Mais quand tout a été refondu, ça a changé, et on a bien aimé le fait de commencer là-dessus. C’était vraiment une sorte de puzzle, jusqu’à ce qu’on soit content.

CRAFT : Et tout ce travail de refonte, de puzzle… combien de personnes travaillent dessus ? Vous êtes nombreux ?

Jeremy : Non, ça c’est juste moi et Mike, par mail.

CRAFT : Est-ce que l’achèvement d’une chanson ressemble à un « Eureka ! » ou plutôt à un : « Bon, ça fait des mois qu’on bosse là-dessus, faut s’arrêter là » ?

Jeremy : Plutôt le deuxième. J’ai toujours l’impression d’être plutôt dans l’acceptation. Au bout d’un moment, ça devient trop précis, on bosse sur des choses que le public n’entendra jamais, ou bien on court le risque de gâcher totalement la chanson.

CRAFT : Comment c’est d’enregistrer dans ce cas ? Tu acceptes que ce soit la fin du chemin, donc il y a du compromis, mais c’est aussi un moment précieux non ?

Jeremy : L’enregistrement de cette chanson-là en particulier a été un peu spécial, parce qu’on avait une deadline en tête. Ce qui fait qu’on a mixé et masterisé jusqu’au dernier moment… On mixait encore à 22h le dimanche, et tout devait partir au mastering le lundi. Du coup, on n’a pas vraiment eu de grand moment tous ensemble pour se féliciter d’avoir fini, c’était plutôt du style : « Je crois que c’est bon ? on  est bon ? » (rires)

CRAFT : Vous vous sentiez très rock n’roll, ou plutôt très paniqués ?

Jeremy : (rires) Un peu les deux.

CRAFT : Est-ce que tu penses que tu saurais exprimer la variété d’émotions que tu traverses quand tu écris un album ? C’est un processus très long, je suis sûre que tu passes par tout le pantone.

Jeremy : Oui, il y en a beaucoup. On n’est pas vraiment passés par de vraies montagnes russes – où tout le monde est complètement extatique, et la minute d’après, tout le monde est complètement désespéré. Mais oui, il y a des petites batailles qu’on gagne, d’autres qu’on perd…

CRAFT : Cette fois-ci, je sais que tu as écrit dix chansons dans l’idée précise d’en faire un album. En quoi c’était différent de travailler comme ça ?

Jeremy : J’ai adoré. Je crois que je vais uniquement travailler de cette façon maintenant. Je trouve ça très libérateur : tu peux avoir la perspective du mouvement global, ce que tu n’as pas quand tu procèdes chanson par chanson, en les ajoutant au live une par une, etc… Quand tu fais ça, c’est difficile de prendre de la distance. Cette fois-ci, j’ai pu identifier l’ambiance de l’album assez tôt – genre : « Ah, il nous faut une chanson qui bouge plus ici, une plus lente là… »

CRAFT : En quoi c’est libérateur ?

Jeremy : Quand tu bosses de cette façon, tu n’es pas prisonnier de chansons que tu traînes depuis deux ans… et dont tu te dis : « Bon, il faut les mettre sur l’album celles-ci. » C’est une page blanche, qui te permet de vraiment réfléchir à la couleur que tu veux donner au projet, plutôt que te lester avec de vieilles idées déjà mortes qui datent de mille ans…

CRAFT : Donc tu dirais que « Chopper » est un projet cohérent, avec une identité marquée – est-ce que tu peux décrire cette identité ? J’ai lu la description officielle, mais elle est pleine de fantaisie, et ça ne m’a pas beaucoup éclairée ! (rires)

Jeremy : On voulait faire un album un peu en réaction vis-à-vis de nos anciens projets. On voulait changer l’identité visuelle et mentale de notre musique – évoquer des scènes de nuits, différents véhicules… Il y a des références cinématiques dedans aussi… Et puis, surtout, on voulait conjurer l’image d’un hélicoptère de nuit – on se disait, avant d’enregistrer l’album lui-même, que c’était un peu ça l’idée.

CRAFT : Qui a fait la pochette ?

Jeremy : C’est une artiste autrichienne ; Janne Marie Dauer. On avait vu son travail sur Internet et on aimait bien, alors on lui a demandé ! On est restés assez vagues dans notre demande d’ailleurs, genre : « Est-ce que tu peux faire un hélico la nuit ? » et c’était tout ! (rires)

CRAFT : Ca m’a rappelé le travail de Dan Reeder – c’est un musicien signé sur le label de John Prine, et il fait toutes ses pochettes sur Paint. C’est un style naïf, c’est toujours génial. Et le style m’y a fait penser ! En termes d’inspirations – est-ce que tu es plus inspiré par des références extérieures ou des ressentis personnels ?

Jeremy : Je n’aime pas vraiment réfléchir à ça en fait… Quand j’ai une idée, je réagis à cette idée, mais je ne cherche pas vraiment plus loin où je l’ai eue. Je préfère ne pas me demander si ce que je raconte parle vraiment de moi.

CRAFT : C’était plus dans le sens : est-ce que tu es parfois inspiré par des chansons en tant qu’objets d’arts ?

Jeremy : Ah, non pas du tout !

CRAFT : Ok, certains font ça !

Jeremy : Bien sûr. Par contre, ça peut être une réplique de film, ou bien un bout de dialogue que j’entends quelque part… Et ça peut provoquer une chanson.

CRAFT : Vous avez joué « Night Vision » en live, elle est reçue comment ?

Jeremy : C’est en partie pour ça que j’ai choisi cette chanson – je ne sais pas pourquoi, mais en France tout le monde semble l’aimer !

CRAFT : Moi y compris !

Jeremy : Eh bien on ne sait pas pourquoi, mais elle a été beaucoup plus appréciée que les autres en tout cas ! Pendant les concerts, les gens sortaient leur portable pour filmer pendant celle-ci, et pas pendant les autres !

CRAFT : On en revient à ma super question sur la France finalement, la boucle est bouclée – la France adore « Night Vision » ! En tournée ici, vous n’avez plus qu’à la jouer en boucle ! Bon, ma dernière question était : pourquoi tu as choisi cette chanson ? Mais, c’est peut-être la seule raison ?

Jeremy : (rires) non ! Mais j’avoue que quand j’ai vu que tu étais à Paris, je me suis immédiatement dit : « OK, ça sera Night Vision ! » Mais non, la raison principale vient surtout du processus d’écriture. Elle n’a pas été écrite comme les autres, on n’a pas l’habitude de tout réarranger, de couper des bouts comme ça… Je me suis dit que ce serait plus intéressant.

CRAFT : Oui je vois, un processus plus fun quoi !

Jeremy : Je dirais pas fun non ! (rires) J’étais vexé que Mike coupe ma démo ! Mais on a fini par atteindre un compromis qui nous allait tous, alors ça va !

CRAFT : Et maintenant, vous avez un hit en France ! Merci Jeremy d’être venu dans CRAFT !

Jeremy : Merci à toi !

Interview & Illustration originale : Claire Le Gouriellec
Photographie originale : Ben Rayner
Jingle : Dela Savelli