Thousand : « Quand tu as envie de dire quelque chose, il faut le dire simplement »

Si Thousand est un nom bien anglais, il vit en français depuis maintenant deux albums. Alors qu’on ne s’était pas remis totalement du Tunnel Végétal, Thousand nous a pris par surprise en dévoilant Au Paradis. Alors qu’il reprend la route des concerts avec une date à Tourcoing et une à Paris, on a eu la chance et le plaisir de rencontrer Stéphane Milochevitch pour parler de ce nouvel album, son écriture et son évolution sonore, mais aussi de rap et de l’importance Mark Knopfler dans la musique contemporaine. Rencontre.

crédit : Cédric Oberlin

La Face B : Salut Stéphane , comment ça va ? Comme ton album s’intitule Au paradis, je voudrais savoir à quel degré de paradis tu te trouves aujourd’hui ?

Thousand :  Au plus haut que je ne me suis jamais trouvé. Plus haut qu’hier mais sûrement moins haut que demain ! En vrai, en ascension, clairement. J’ai du mal à imaginer la suite mais je suis sur un bon niveau, là.

LFB : Je suis vraiment très content de te rencontrer, et je voulais donc te demander, dans un instant egotrip : qu’est-ce que ça fait d’avoir sorti les deux meilleurs albums de pop en français de ces cinq dernières années ?

T : C’est hautement subjectif ! Ca n’est pas mon avis mais ça t’appartient pleinement. Cependant, je suis très heureux d’avoir des retours pareils. Évidemment, c’est très plaisant et ça fait vachement plaisir. C’est comme quand tu fais à manger à quelqu’un et qu’il te dit que c’est délicieux. Mais surtout ce qui fait plaisir, c’est d’avoir partagé quelque chose, que ça génère de l’attention et que ça crée un moment. Tu parles d’egotrip, et c’est justement cela qui a tendance à me rebuter.
Je crois que c’est pour ça que Au paradis est très différent sur le fond que Le tunnel végétal. Je n’avais jamais eu de retours comme ça avant.

C’est donc un peu heurtant et ça secoue. Du coup ça m’a donné envie de m’enfuir ailleurs, mais ça m’a rendu très content pour le label (Talitres) qui ont financé l’album, qui m’ont déroulé le tapis rouge pour que je puisse m’amuser à faire de la musique comme je le veux. J’ai hâte d’être à la suite; j’ai d’ailleurs déjà commencé à bosser sur le prochain album.
En tout cas, cette avalanche de compliments ne me donne pas du tout envie de creuser le sillon et de capitaliser mon actuel succès d’estime. Je ne sais pas ce que ça m’inspire, c’est assez ambigu.

Dans la vie de tous les jours, j’ai l’impression que c’est plus agréable de dire à quelqu’un que ce qu’il a fait nous a fait plaisir plutôt que d’être celui qui reçoit et être submergé de qualitatifs et d’émotions trop fortes. J’ai vraiment fait cet album pour moi; il s’agit là d’une construction de mon esprit, avec mes mains. Je le lâche dehors, et si quelqu’un veut l’attraper et en faire quelque chose pour lui, tant mieux. Mais quelque part, ça ne me regarde presque pas.

LFB : Finalement l’album ne t’appartient plus une fois qu’il est sorti.

T : Alors plus du tout ! Je le vois vraiment plus comme un outil – avec tous ces jeux d’images et de langage, des inversions qui proposent plusieurs sens de lecture de la réalité – à appliquer à la vie de tous les jours et à la vision du réel. Dans ma vie, j’essaie de m’en servir en inversant par exemple un signifiant et un signifié, un contenant et un contenu… Ca me sert vachement et ça enrichit la perspective de mon quotidien. Et si quelque part pendant l’écoute, quelqu’un peut avoir ce sentiment qui transparaît, alors là moi je suis content.  Dans ce cas, il y a une vraie communication. Parce que ça veut dire que la personne s’est approprié ce que j’ai fait et en a tiré du plaisir. Si je peux apporter une nouvelle vision des choses à un auditeur, là c’est une réussite.

LFB : Par rapport à Le tunnel végétal, je trouve que ce nouvel album est beaucoup plus lumineux mais aussi beaucoup plus sec. Est-ce que tu avais ces aspects en tête dès le départ ? Et comment les as-tu travaillé ? Les titres sont plus resserrés égalements…

T : Il n’y a que deux ou trois titres longs comme Le rêve du cheval ou Des fleurs dans du feu qui se constituent de boucles qui se répètent. Mais tu as dit secs et resserrés : c’est exactement ça. Quand j’ai commencé à composer, je voulais jouer sur des enchaînements d’accords majeurs, donc j’ai été moins mélancolique et moins romantique. Je cherchais quelque chose de plus dur et anguleux. J’ai d’ailleurs lutté quand on a enregistré pour avoir le son le plus petit et le plus sec possible.

Je me suis rendu compte que souvent, quand j’entends un morceau quelque part, je m’en fais une image mentale, j’en suis surpris et je me dis après que c’est exactement ce son-là que je veux reproduire. Pas le son de l’album, mais le son que j’ai entendu à ce moment précis. Quand j’étais en vacances, j’ai entendu Roxanne de The Police dans une voiture de location toute pourrie et j’ai trop kiffé. Le son de batterie et le son de basse étaient minuscules. C’est ce que j’ai voulu reproduire sur Au paradis.

Bon, c’est pas vraiment minuscule parce qu’on est passé par un gros studio et on avait un ingé son qui avait tendance à élargir le son, mais c’est tout de même beaucoup plus sec. Ce que je voulais, c’est avoir un petit son de batterie et de basse, d’avoir des synthés très larges sur les côtés et la voix vraiment posée au-dessus, qui raconte les choses de manière très frontale. Je n’ai pas doublé la voix cette fois, contrairement à l’album précédent où je la triplais même parfois. On retrouve aussi vachement moins de choeurs et d’harmonies vocales… Ca c’est pour le son. Pour ce qui est des paroles, je souhaitais également que ce soit plus anguleux. Je ne voulais pas que ça ressemble au romantisme presque mollasson des paroles du tunnel végétal. Je n’avais pas envie de tomber une nouvelle fois dans la mélancolie.

LFB : Les textes sont aussi plus directs en effet .

T : Oui, tout à fait. Et puis, le fait d’avoir eu des retours positifs sur l’écriture en français, ça m’a permis de me poser moins de questions. Quand tu as envie de dire quelque chose, il faut le dire tout simplement. L’idée qui vient doit rester telle quelle. Et même si ça donne une phrase complètement con, en l’incluant dans la musique elle peut prendre un sens nouveau. Ca prend une autre ampleur, une aura.

LFB : Je trouve que tu t’amuses ici beaucoup plus avec ta voix.

T
: Et encore, je trouve que j’ai du chemin à faire !

LFB : Parfois, tu étires les mots avec une voix très calme, et au contraire des fois tu as un débit beaucoup plus rapide, comme si tu avais trop de mots à dire. On sent que tu es plus à l’aise avec l’utilisation du français.

T : C’est, encore une fois, exactement ça. Parfois, je chante même un peu plus fort comme sur la fin de Au paradis. C’est hyper agréable à faire et c’est très libérateur. Je trouve que ça collait bien au propos, en plus. C’est un chemin que j’ai envie de continuer à explorer. En fait, à la base, je ne me suis jamais considéré chanteur mais uniquement comme instrumentiste. J’ai initialement une formation de batteur, donc je connais la rythmique et la métrique, mais je ne connais pas trop la mélodie. Je suis toujours parti du principe que je chantais mal et que je n’étais pas un technicien vocal, contrairement à Emma avec qui je joue qui a une sacrée voix.

Elle, elle chante du jazz depuis des années; elle peut faire ce qu’elle veut avec ses cordes vocales. Un peu par défaut, je restais donc sur mon chant très métrique et atonal. En fait, je me rends compte qu’après des années à faire comme ça, ça finit par venir. Et puis c’est très agréable d’en avoir rien à foutre. Tu as envie de faire un truc, tu le fais et ça n’a aucune incidence. Donc ouais, je me libère.

LFB : Je me demandais, est-ce que tu écoutes du rap ?

T : En ce moment, quand j’écoute de la musique, c’est essentiellement du rap. Enfin j’écoute surtout deux mecs, Naps et Heuss L’Enfoiré. Quand j’étais plus jeune, j’en ai aussi beaucoup entendu. Un des disques qui m’a le plus marqué quand j’étais ado, c’était l’album de Lone avec Busta Flex. Dessus, il y a Les Skyzos qui est un morceau énorme. Busta Flex était vraiment le Ol’ Dirty Bastard français. Il avait un débit de malade, il manquait presque de s’étouffer et il avait de vraies lyrics de malade.

Ça, ça m’a vachement marqué. Il y avait aussi le phrasé de Mark Knopfler, de J.J. Cale, de David Berman, ou de certains moments de Dylan… Tous ces gens ont une façon très métrique de chanter. Mais pour moi le top, c’est vraiment Mark Knopfler. Tu parles de rap, mais je trouve que Knopfler a un phrasé très hip-hop. Il a tendance à dépasser de la phrase mélodique, et de la mesure. Ça, Berman le faisait aussi. Il a été vachement influencé par cette métrique, et c’est marrant mais Bashung aussi.

Attention, c’est ma théorie, mais jusque 1978 c’est-à-dire à la sortie de Sultans of Swing, Bashung avait une certaine façon de chanter qui a changé. L’année d’après, il a sorti Je fume pour oublier que tu bois. C’est une copie conforme de Sultans of Swing. Et à partir de ce moment-là, Bashung n’a plus jamais chanté pareil. On se fout beaucoup de la gueule de Knopfler, mais je pense qu’il a influencé des générations entières. Il n’a pas forcément été adoré pour ce qu’il a fait, mais il a eu des idées qui ont souvent marqué et déteint sur plein de gens. C’est mon cas, du moins.

LFB : On a beaucoup tendance à te parler de Bashung, mais la façon dont tu travailles sur les albums en français, ton univers et tes auto-références me rappellent bien plus le monde d’un mec qui fait du rap.

T : Bien sûr ! En tout cas, dans l’univers développé dans Au paradis, je sens une analogie. Dans le mood, et dans le monde dans lequel on vit. En fait, il faudrait juste essayer de savoir ce qu’ils disent dans le rap. Ils parlent en général beaucoup d’eux, de ce qu’il se passe dans leur quotidien, de leurs histoires de cul… C’est exactement ce que je fais, mais je n’habite pas en cité et je ne suis pas dans un délire musique urbaine. Sinon Bashung, c’est devenu un repoussoir. Avant qu’on m’en parle, je neconnaissais pas trop. Et puis j’ai fait écouter les démos de Le tunnel végétal à un copain très cultivé musicalement et qui m’a dit d’écouter Bashung. Pour moi ce type, c’était le pingouin dans Batman qui chantait comme Kermit la grenouille. Je ne connaissais que la fin et je trouvais ça vraiment pas terrible. Et puis mon pote m’a fait découvrir plusieurs morceaux que j’ai trouvé mortels, et c’est là que je me suis rendu compte que c’était un vrai artiste. Mais j’ai découvert à ce moment-là, donc c’est bizarre d’entendre des gens dire que j’ai tout pompé sur lui. Pour avoir comparé plus tard Le tunnel végétal avec Bashung, je peux affirmer que je ne m’y reconnais pas vraiment malgré des similitudes comme le chant en français et la métrique.

crédit : Cédric Oberlin



LFB : Commencer l’album Au paradis en mettant en scène le diable, c’est une forme de mise en garde ?

T : C’est un peu de ça et c’est aussi une blague. Enfin pas totalement puisqu’il n’y a que ça tout au long du disque. Mais c’est pour donner une clé de lecture, et pour prévenir l’auditeur que tout ce qui va être compris – comme c’est écrit – peut se jouer à une syllabe près. Finalement, c’est aussi pour signifier que quand on traite du paradis, on suppose aussi l’existence de l’enfer. Et il y a plein de références à ça dans l’album. Par exemple, on retrouve Judas, Brutus, Cassius de L’Enfer de Dante qui se retrouvent à la fin dans les mains du diable. Toutes ces références infernales font totalement partie du truc. En plus, l’album s’ouvre sur le mot “ailleurs” alors que tu étais censé être Au paradis d’après le titre de l’album. Tu arrives dans un endroit carrément horrible où tu pourras trouver Lucifer. Pour moi, ces descriptions sont synonymes de torture physique extrême. C’est vraiment pas le paradis.

LFB : Il vient plus tard, le paradis.


T
: C’est vrai. En fait, je voulais vraiment mettre ce morceau au début parce qu’il rappelle l’album précédent. Le refrain vient directement du morceau Le nombre de la bête. Les couplets de Merle hagard évoquent eux-mêmes Le rêve du cheval, qui parle d’un cheval qui rêve, de moi qui rêve d’un cheval mais aussi d’un trip sous kétamine. Dans le deuxième couplet, c’est le k-hole, le mec sort de son corps et peut se voir en plein ébat. On peut donc retrouver plein de visions twistées du paradis : le paradis artificiel, le paradis charnel… Et en miroir, avec beaucoup de contradictions, on a la voix féminine sur les refrains avec des références aux Indiens et à un chanteur de country.

LFB : J’ai l’impression que Au paradis est un album qui parle de voyages. Et justement, j’ai l’impression que tu le commences en donnant une suite à Le tunnel végétal. Mais c’est comme s’il s’agissait d’un album roadtrip où tu tends de plus en plus à t’éloigner de ce tunnel.

T : Et pour arriver finalement à un endroit avec plus personne. Finir seul parmi les bêtes. Il y a beaucoup de ça. J’ai enlevé un morceau qui l’expliquait bien. Ça parlait d’un voyage de Porte des Lilas à la cathédrale de Saintes-Maries-de-la-Mer. Je suis hyper fan de cette église, et je crois que c’est là-bas d’ailleurs que j’ai eu l’idée de faire la pochette. Le voyage se faisait à deux, mais la deuxième personne disparaissait au fur et à mesure et il ne restait que des hallucinations. Je trouve que ce morceau parlait bien de ce que représente le disque : partir à deux sur cette espèce d’autoroute de l’enfer en se rendant vers un lieu sain mais où tout se délie et se transforme en hallucinations. Tu as vu juste à nouveau !

LFB : Je trouve qu’il y a une vraie volonté de faire de la musique visuelle. Avec la mélodie, les paroles ou les deux, les images viennent toujours en tête.

T : Cette fois-ci, j’ai vraiment décidé de ne pas me prendre la tête avec la musique. Je me suis surtout concentré sur les textes et la musique devait servir de support, comme une assiette. Du coup, les images qui peuvent venir avec la musique servent ici à souligner le texte, avec des effets d’emphase et des fois même carrément des effets de causalité. Pour ce qui est des textes, alors là carrément. L’idée d’écrire en références – de lieux, de mythes, de personnages – permet tout de suite la création d’une image du tout en 3D. En plus, quand tu les ressors dans une autre chanson dans un contexte différent, ça apporte un éclairage sur le morceau précédent, mais aussi à de la profondeur à nouveau, avec des niveaux de lecture consécutifs. C’était pour moi tout le jeu de l’écriture. Ça a été à la fois très long et très évident. Ce qui a été long, c’est de mettre toutes les idées et les images en parallèle et de les assembler de manière logique. Ensuite, pour mettre en forme les textes, ça a été plutôt rapide.



LFB : Tu n’avais pas peur de perdre les gens avec toutes ces références ? L’une des réussites de l’album, c’est qu’on peut aussi bien l’écouter en se laissant bercer qu’en ayant une page Wikipédia ouverte et prête à proximité.


T : C’est cool de chercher ce qui est cité, parce que tout est super. Je n’ai pas choisi des références de merde. J’ai fait un joli panel culturel des choses qui me plaisent mais qui résonnent aussi avec le disque et ce que moi je raconte. Après, ça reste de la pop et c’est ce que je veux. Le but, c’est juste de s’amuser.

LFB : Ce qui est marrant, c’est que tu crées perpétuellement des contrastes de langage dans tes paroles. Tu vas citer des livres et dire “miskine” juste après, par exemple. Il y a là à nouveau une recherche de la poésie dans les contradictions.

T : Tout à fait. Cependant, il n’y a pas forcément de jugement de valeur. L’idée c’est de mettre des choses en vis-à-vis qui ne sont pas forcément faites pour être mises ensemble.

LFB : Le sacré et le profane, par exemple.

T : Exactement. Ça fait partie de ma manière d’écrire sur ce disque-là.

LFB : Même si tu sembles raconter des histoires, je suis sûr qu’il y a beaucoup de ta personne dans ce que tu chantes dans Au paradis. Ça t’a amusé de te cacher en pleine lumière ?

T : En fait, c’est ça. On va dire que c’est un plaisir vicieux vraiment génial de pouvoir dire des choses que je ne dirais à personne normalement, avec une voix ultra mixée et sur de la musique super catchy. Et tout ça en disant parfois les choses franchement, même quand on pense des fois que je suis en train de fabuler. Ou alors en jouant plutôt avec les allitérations et en inversant les mots, et d’un coup ça en fait de la poésie. Mais oui, le disque pique.

LFB : Comme tu l’as dit, tu t’amuses. Ceux qui te connaissent bien doivent te reconnaître.

T
: Ouais mais en fait je crois que les gens qui me connaissent bien ont arrêté de chercher et prennent ce que je raconte comme ça vient. En plus, je ne suis pas quelqu’un qui parle beaucoup de lui, même en interview. Cette musique me permet donc de me raconter parce que j’ai besoin de le faire, mais aussi donc de parler de ma vision des choses. Peut-être que ma vision des choses est conditionnée par le mal que j’ai à parler de moi, mais je trouve ça cool. Si je ne communique pas texto ce que je ressens, je communique au moins le schéma de pensées qui en découle.

crédit : Cédric Oberlin



LFB : Thousand est censé être un projet solo, mais se retrouve sous la forme “We are Thousand” sur les réseaux. Je me demandais si ça devenait, avec le temps, un projet collectif et si tu avais – un peu – laissé ton côté control freak de côté.

T : Oui mais alors je lâche seulement les rênes d’un centimètre alors ! Difficilement, donc. J’ai l’impression d’ailleurs que le projet se recentre de plus en plus sur moi parce que je sais désormais exactement le son que je veux. Au studio, j’ai même été vraiment relou sur le son – je demandais à changer les micros ou à retendre la batterie, pour que ça sonne précisément comme je l’avais en tête. Après, pour ce qui est du jeu, j’ai tellement confiance en Sylvain et Olivier que pour le coup je les ai laissés broder comme ils voulaient.

Et j’ai tout gardé. Je suis également très fan de la carrière de compositeur de Bryce (Bryce Dessner, The National) alors je l’ai lui aussi laissé faire. Il m’a dit qu’on allait enregistrer et qu’on enlèverait des choses si ça ne me plaisait pas. Pendant qu’on enregistrait, j’étais en transe tellement je trouvais que c’était mortel ce qu’on avait fait. Il faudrait que je prépare des versions guitare / cordes / voix, parce que les cordes de Bryce sont hyper belles et complexes.

LFB : C’est un luxe de travailler avec un type pareil sur son album, non ?

T : Du luxe oui, parce qu’il est trop fort. Mais ça s’est fait très naturellement. Je trouvais ça déjà mortel ce qu’il faisait, mais le voir travailler en studio et être confronté à ses capacités d’analyse et de conception, c’est encore mieux. C’est un mec avec un énorme bagage théorique. La virtuosité c’est quelque chose de fascinant quand tu n’y connais rien. Sylvain est aussi un batteur incroyable. Et j’ai de la chance d’avoir Olivier qui me suit depuis tout ce temps. Enfin, Emma déboîte et c’est trop bien qu’elle soit là. Puis il y a Talitres qui me soutient toujours à fond derrière et c’est hallucinant. Ceux qui se mouillent le plus, c’est Talitres finalement, vu ce que je fais. Sean Bouchard met son revenu en jeu, avec ça. Le plus méritant, c’est lui dans l’histoire. Mais je ne vais pas bouder mon plaisir, je suis trop heureux d’avoir pu travailler avec Bryce, mais aussi avec tous les autres.

LFB : Tu travailles pour le cinéma à côté, c’est ça ?

T : Oui, je suis auteur de doublage.

LFB : Est-ce que ça t’influence dans ta façon d’écrire ?

T : Oh, ça oui ! En réalité, avant ça je ne savais pas du tout écrire en français. J’étais très mauvais en L et pas capable d’écrire correctement une rédaction. En plus, je lisais beaucoup en anglais et c’était pour moi la langue de la littérature. Avant, j’habitais aux Etats-Unis et en revenant en France on m’a inscrit à un bac international. Quand j’ai commencé à faire ce boulot, je me suis mis à écrire en français mais ça n’était pas une écriture poétique du tout, puisque je devais écrire des dialogues pour des personnages.

Tout se joue à l’oral ; il faut faire attention à la métrique et respecter les mouvements de bouche, le débit et le sens. Cette sainte trinité est au cœur de mes textes et les conditionne, maintenant. C’est là-bas que j’ai appris à écrire, en fait. Faire parler un personnage, le créer dans sa tête et lui donner un ton et un style, c’est très intéressant bien qu’un peu schizophrène.

De chansons en chansons, ça n’est donc pas forcément moi qui parle mais c’est moi qui me projette personnage. L’écriture que j’ai est donc principalement écriture parlée, et c’est ça qui fait, j’ai l’impression, l’originalité de ce que j’écris et ce que je propose. Je m’en rends compte en le disant je crois. Je n’ai pas l’impression que ce soit l’écueil de beaucoup de gens qui veulent écrire un truc un peu chiadé en français. Je pense que cette manière parlée d’écrire touche des gens parce que je m’adresse directement à eux, en fait. Je ne suis pas en train de lire un texte écrit.

LFB : Comme tu ne vis pas de la musique, tu te sens libre ?

T
: Complètement. Je n’ai jamais voulu être intermittent. A un moment, j’ai eu le choix de ne vivre que de la musique et faire des remplacements en batterie, mais je pense que ça aurait été hyper galère. Avec tout le respect que je dois aux intermittents qui sont une grande partie de mon entourage; c’est un choix que je trouve très courageux mais qui ne me conviendra jamais. Je ne me vois toujours pas comme musicien, malgré un studio bien rempli de matos.

Ça vient sûrement d’un complexe. Quand je regarde à côté de moi, je me sens petit musicien. Le fait d’avoir un boulot qui me plaît, qui me laisse disponible pour la musique et qui me permet de payer un loyer, ça me va bien. Parfois je suis frustré de ne pas jouer pendant des mois à cause du boulot, mais quand je m’y remets je suis chaud comme la braise ! Je ne me dis jamais que je dois pondre un tube, ça ne fait pas partie de ma réalité. J’ai pas du tout envie que ça le devienne. Et puis, la réussite commerciale pourquoi ? Imaginons que demain j’arrive au même stade que O, je vais forcément ensuite regarder Bertrand Belin et me dire que j’aimerais bien être à sa place.

C’est une boucle infernale, il y a toujours un mec à envier au-dessus de toi de toute façon. L’industrie commerciale, je sais que c’est le chemin de l’échec. Tu finis par toujours regarder le voisin. Dès lors que tu rentres dans le secteur professionnel de la musique, tu te retrouves sans cesse sous la pression de l’évolution. Si tu vois ça comme un boulot, soit, mais ça n’est pas cette place qu’occupe la musique dans ma vie. Je me libère de tout ça, et ça n’a aucune incidence si je me plante. Finalement, on a seulement des retours de petits indés sur mes disques, et je trouve ça cool. Je ne demande pas plus. J’hallucine toujours en lisant des retours, d’ailleurs.

LFB : On trouve ça absolument injuste que tes disques qui sont d’une telle qualité pèse si peu lourd sur l’industrie de la musique en France.


T
: Rien que pour passer à la radio, c’est galère. C’est Talitres qui insiste et qui gère ça. Mais il faut faire des sons super catchy sans double sens pour passer chez le mainstream.



LFB : J’ai oublié de parler de tes pochettes. Je les trouve toutes magnifiques sur format vinyle. Je me demandais si les idées venaient de toi, parce qu’elles semblent aussi te cacher en pleine lumière.

T : Alors, la plus révélatrice de ça, je pense que c’est la pochette du premier album en anglais chez Talitres. C’est en fait un dessin que j’ai réalisé pendant plus d’un an, qui fait un mètre sur un mètre et qui m’a demandé beaucoup de passages et de re-passages. Il est rempli de mes obsessions et il est la preuve de mon besoin de remplissage, qui fait écho à mon débit de parole et à mon besoin de profusion de sens et d’images. Après, j’avoue aussi fantasmer le minimalisme.

Par rapport à ça, la pochette de Le tunnel végétal était une vraie réussite. Un fond, un objet et c’est tout. Je m’étais vraiment fait violence pour en arriver là. Les idées viennent toujours de moi, mais pour cet album-là, c’est ma copine qui a réalisé la broderie. Finalement pour Au paradis, la pochette a été conçue en collaboration avec Claire Wallois qui est d’ailleurs aussi méga fan de l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer. J’étais tombé sur un tract d’une galerie qui a fermé dans un musée à Montpellier, puis je suis allé voir sur le site parce qu’on pouvait y voir des oeuvres de Manuel Ocampo dont je suis très fan. Je suis finalement tombé sur le travail de Claire et ça a été une révélation. Je l’ai contactée par Internet et j’avais au début une idée très arrêtée de ce que je voulais.

À force de discussions, on a cherché autre chose ensemble. Elle a réalisé les objets dans sa maison d’enfance et on a constitué un autel en choisissant les fonds. Puis on a pris des photos pour la pochette là-bas. C’était donc un travail collaboratif, et en ce sens je lâche peut-être un peu plus de leste également. Je me suis détendu sur la forme, mais j’ai clairement controlfreaké le fond à mort. Je me disais que je jetais les dés et que ça allait le faire. Mais c’était pas n’importe quoi, je fais ça avec des gens très briefés ou du moins très au courant de ce que je veux.

LFB : J’ai discuté avec Miro Shot sur La Face B, un groupe qui utilise beaucoup la VR. Je leur ai parlé de ta phrase “Tant qu’y’a du réseau, y’a d’l’espoir” et ils ont beaucoup apprécié.

T : Ah oui ? Qu’est ce qu’ils ont dit ?

LFB : Qu’ils voudraient bosser avec toi !

T : (rires) Bien sûr, pourquoi pas.

LFB : Tu n’as pas eu l’impression d’être prophète grâce à cette phrase, en cette drôle de période de nos vies ? Il a fallu en plus décaler la sortie de l’album…

T : Arf… Et bien on n’avait pas le choix, sinon on aurait eu absolument aucun retour pendant le confinement. Déjà, pour Talitres là c’est chaud. Tant qu’y’a du réseau, y’a d’l’espoir… A la base, c’était vraiment l’image de la nana adolescente dans son lit qui regarde inlassablement son téléphone portable en attendant qu’il sonne. Là, c’est le personnage qui parle qui se laisse aller à la dégueulasserie. Comme si ce coup de fil qui précède cette future partie de jambe en l’air était nécessaire pour que cette fille existe. Mais bon, cette phrase s’adapte aussi au contexte actuel.

LFB : Enfin, est-ce que tu as des coups de cœur récents à nous partager ?

T : C’est la question la plus difficile en fait. Je serais incapable de répondre à une interview ADN je crois. Je prendrais une heure à expliquer chaque morceau choisi. Ah, j’ai trouvé ! J’ai lu Tous les matins du monde de Pascal Quignard. J’avais vu le film avec Depardieu. Ca parle d’un compositeur qui s’appelait Monsieur de Sainte-Colombe donc la musique est absolument magnifique. Pour le coup, c’est très sentimentaliste puisque ça parle d’un mec qui creuse son deuil.

Le film m’avait plutôt plu, mais j’ai trouvé le livre vraiment mortel. C’est incroyable, parce que malgré la longueur des phrases, il arrive à faire comprendre en une ligne tout l’historique d’un personnage. Inversement, des fois il rentre dans le détails. C’est un roman très court mais il raconte toute une vie. Ca passe d’une phrase où il va se passer vingt ans d’ellipse à la phrase suivante qui se concentrera sur une toute petite chose. J’ai beaucoup aimé.

Ca m’a rappelé l’écriture de Springsteen et son regard très cinématographique sur l’album The Ghost of Tom Joad qui était véritablement une de mes obsessions à l’époque. Sinon, je n’ai vu qu’un seul film pendant le confinement et c’était Comment Wang-Fô fut sauvé, un court-métrage réalisé par René Laloux qui a aussi fait le fameux La planète sauvage. C’est mortel !