Rencontre avec Vincent Delerm

20 ans. 20 ans déjà que Vincent Delerm est dans le paysage culturel français. Un artiste devenu majeur au fil des années, et qui s’est aventuré non seulement dans la musique, mais aussi le cinéma et la photographie. Pour ses 20 premières années de carrière, il dévoile un témoignage en deux parties Comme une Histoire/ Sans paroles. Nous avons le plaisir de le rencontrer autour de cette sortie pour parler avec lui de sa carrière.

LFB : Bonjour Vincent, comment ça va ?

Vincent Delerm : Ça va bien. Je suis un mec qui va souvent bien. Pas tout le temps quand même, mais ma base c’est plutôt d’aller bien. J’ai toujours eu ce tempérament-là, et puis c’est un truc important dans un job comme celui que je fais, parce que sinon tu peux vite devenir amer. C’est un truc qui guette pas mal les gens. Ça m’a souvent marqué parce que faire ça, c’est quand même un rêve absolu, un truc que tu fantasmes à 15 ans, et même, je ne le fantasmais même pas, j’avais juste envie de jouer du piano, chanter des chansons, mais je ne me voyais pas faire ça comme métier.

Je suis souvent frappé par le fait qu’alors que c’est fou, il n’y a pas beaucoup de chanteurs et de chanteuses qui soient vraiment plus heureux de leur sort. Ils ont toujours un petit truc. Après, c’est normal que tu aies des doutes et tout ça, pour toi, ton projet, tes inquiétudes, mais il y a souvent des gens qui estiment qu’ils ne sont pas à un endroit où ils devraient être. Si ça cartonne médiatiquement, le public ne suit pas, ou s’ils sont vachement populaires, que les médias ne les prennent pas au sérieux, tu vois ? C’est une réponse un peu longue à ta question, mais ça joue, parce que c’est quand même important, même vis-à-vis des équipes.

Après, Tôt ou Tard, c’est un label qui favorise le fait que ça aille bien aussi, parce qu’il y a une bonne ambiance. Mais c’est une synergie et c’est vrai que c’est important de pas prendre l’habitude de ne pas couiner parce que tu peux le faire assez vite, quand t’es en tournée, t’es crevé et on te met des choses en plus du concert. Donc soit tu prends tes vitamines, soit tu décides de pas faire tout ça. Ce qui est mon cas, d’ailleurs. Les jours de concert, maintenant je ne fais presque plus rien. C’est sûr que c’est l’un des avantages de vieillir aussi, parce que tu peux un peu plus organiser les choses. Quand tu commences, si on te dit qu’il va falloir faire ça, ça ou ça, tu te dis que oui, il va falloir le faire.

LFB : Cette année marque les vingt ans de la sortie de ton premier album. Je me demandais ce que ça faisait que de se dire que sa carrière pourrait bientôt boire de l’alcool aux Etats-Unis ? (rires)

Vincent Delerm : J’avais ça vachement à cœur quand j’ai commencé. Mon premier album a existé bien plus que ce que je ne pouvais m’imaginer, avec les gens qui m’aimaient bien. On était quand même un peu surpris de ça. Et donc, mon idée fixe à ce moment-là, vu que mes modèles à l’époque étaient des gens qui avaient eu un succès très très progressif, je me demandais si ça allait pouvoir tenir. C’était ça mon envie, de faire les albums les uns après les autres, d’avoir des spectacles à écrire dans une durée. Que ça fasse vingt ans et en ayant pu, au fur et à mesure du temps, obtenir différentes libertés… Je veux dire dans ma relation avec les gens qui me suivent, d’avoir une permission de faire un spectacle un peu à côté, des fois un peu théâtral, de faire des films, des photos, et que tout le monde trouve ça à peu près cohérent. C’est quelque chose que j’ai travaillé. Si tu dis un jour que l’après-midi, tu veux faire de la photo, ça peut être problématique ; j’ai toujours eu cette idée qu’en France, on met les gens dans des cases, mais je ne trouve pas ça si vrai en fait.

LFB : Ça l’est de moins en moins, j’ai l’impression. C’est désormais autorisé de faire plusieurs choses.

Vincent Delerm : Dès le début, je trouvais que c’est un peu une idée pratique tu vois ? Tu dis que tu ne vas pas faire ça parce qu’on t’oblige à faire autre chose. Il y a aussi beaucoup d’artistes qui vont te dire qu’ils aimeraient beaucoup faire autre chose, mais que le label n’aime pas trop.

C’est ta responsabilité de trouver le label et d’imposer quelque chose. Il faut parfois un peu se bagarrer pour ça. Mais à l’arrivée, je n’ai jamais eu ne serait-ce qu’un article ou quelqu’un dans la rue qui m’aurait dit qu’il ne comprenait pas que je touche à la photographie parce que c’est un vrai genre à part. Au contraire, les gens te suivent et même pour eux, ça fait du bien que ce que tu fais prenne des chemins différents.

LFB : Ce que j’ai toujours trouvé intéressant dans ta musique, c’est qu’elle est baignée d’une nostalgie, mais pas dans le sens négatif de la chose. Et là, tu reviens avec ce double projet : Comme une histoire et Sans Paroles. Je me demandais si ce n’était pas le summum de la nostalgie, version Vincent Delerm ?

Vincent Delerm : Alors en fait, le truc du mot nostalgie, mon souci avec ce mot, c’est que c’est le fait de regretter son passé, et moi j’ai toujours convoqué du passé dans le présent. J’insuffle tout ce que je fais avec des bouts de trucs par lesquels on s’est construits, mais jamais… Et même dans Les filles de 1973, qui est quand même une chanson hyper branchée sur le passé, à aucun moment je ne dis qu’aujourd’hui j’aimerais avoir 15 ans à nouveau. Non, ce que je dis que c’est putain, on est passé par ça, on a fabriqué ces putains de bracelets brésiliens, et aujourd’hui on a 30 balais. Et ça, ça continue de me plaire et j’ai toujours eu un grand rapport et donc une très grande connaissance du passé, une précision dans ce qui nous a fabriqués, dans un peu aussi l’histoire collective, les trucs par lesquels on est tous passés en même temps, j’ai fait des chansons sur ce thème, comme Natation synchronisée.

Et en même temps, en ayant envie, formellement parlant, de fabriquer toujours des formats nouveaux. Et alors du coup, des fois ça peut faire un petit malentendu, parce que de loin, les gens peuvent se dire que c’est un mec qui est tout le temps tourné vers le passé, alors que concrètement, j’ai toujours voulu faire des trucs différemment pour les albums, même les spectacles, les uns après les autres, maintenant c’est un peu plus un truc qui se fait de croiser les genres. Les premières fois que je l’ai fait, c’était quand même pas facile à vendre et là, c’est typique parce que c’est les 20 ans et on aurait pu faire une compilation ou un truc comme ça. Mais dès le début, je me suis dit qu’il fallait un truc qui ait un écho à ces 20 ans, qui soit un peu chronologique mais qui soit une fabrication, qui soit une nouveauté aussi.

D’ailleurs, le projet sonore sur les 20 ans contient beaucoup d’inédits et des trucs que j’ai ré-enregistré. Ça me tient toujours à cœur ce truc-là. Mais c’est vrai que j’ai une part de mélancolie, d’une part, et de grand goût pour faire se télescoper… Pour moi, c’est ce qui donne du sens au présent. Ce n’est pas de se dire que je vis l’instant présent et j’oublie tout ce qu’il y a eu avant. Non, tu es fabriqué par tes histoires d’amour passées, par des gens qui font partie de ton parcours. Dans mon cas, ça se double du fait que je garde un peu tout, mais je garde aussi un peu tous les gens. Tu vois, quand il y a eu l’affaire du dernier album, où je m’étais dit que j’allais donner mes titres à chaque fois à des artistes différents pour avoir un arrangement de chaque. Il y avait à la fois des gens avec qui je n’avais jamais bossé, et des gens avec qui j’avais adoré bosser, et voilà.

Quand on a fêté les vingt ans, c’était génial parce qu’il y avait tout le monde, de toutes les strates, album par album, les équipes techniques,… Je suis un mec qui s’embrouille très très peu, donc voilà. C’est ça qui donne le sens pour moi, parce que sinon ça n’a pas de sens. Si je me disais, bon bah demain, je perds tous les gens avec qui j’ai travaillé jusqu’à aujourd’hui et je bosse avec des équipes que je ne connais pas… Ce qui ne m’empêchera pas de bosser avec des équipes nouvelles, mais il y a toujours un endroit de l’engrenage, que ce soit la graphiste ou même des gens que tu quittes et tu re-bosses avec eux plus tard, j’adore ça.

LFB : Ce qu’il a de fou sur ce projet, c’est que tu es presque le journaliste de ta propre carrière, au final. Je me demandais comment tu avais fait ce travail de montage, qui est quasi documentaire ?

Vincent Delerm : Déjà, c’est vrai ce que tu dis et ça posait la question du curseur pour faire ça. Tu vas dire un truc très perso sur comment se sont faites les choses, sans fabriquer ta statue non plus quoi. Des fois, tu es limite. Par exemple, on a enlevé, parce que j’aime beaucoup faire des spectacles, des trucs avec d’autres gens, donc il y avait plus de live mais du coup, plus de live, ça voulait dire plus d’applaudissements. Ça faisait un peu « regardez comment je suis applaudi ». Donc du coup on a lissé ces trucs là. Après, il y a eu plusieurs étapes. C’était un processus assez long. C’était il y a un an, je suis parti une semaine avec tout le matériel sonore que j’avais regroupé, mais c’était un matériel sonore des fois… Des CDs vierges du début des années 2000 qui étaient gravés, il y avait juste marqué la date et je ne savais pas ce qu’il y avait dessus. Et des fois, tu pouvais avoir des trucs très différents. Tu pouvais avoir une archive qui était une émission de radio et derrière ça une petite maquette que j’avais faite.

Parce qu’à l’époque, tout était différent. Donc tu te retrouvais avec des trucs qui compilaient des choses qui n’avaient pas de rapport les unes avec les autres. Des fois, tu avais 63 plages dans un CD, mais rien n’avait d’intérêt jusqu’à la 61ème. Donc il fallait tout passer au tamis. Et une fois que j’ai fait ce boulot, j’ai travaillé avec Maxime Le Guil en tête à tête.

C’est le mec avec qui je travaille depuis une dizaine d’années pour le son et qui est super parce qu’il est à la fois très capable de diriger des séances avec un orchestre, de faire des programmations et en même temps, sur un travail comme ça, il fallait que ce soit tout le temps senti, les enchaînements, parce que ça dure quand même 1h14. On était à la taille max d’un CD. Et en fait, c’est tellement long que si tu n’as pas quelqu’un qui a la connaissance de ça, du tuilage des choses… Mais on est revenus souvent sur notre copie.

LFB : Pour moi, ça évite beaucoup l’égo justement. Du coup, est-ce que le fait de travailler avec quelqu’un qui te permet de prendre du recul sur ça t’a aidé ?

Vincent Delerm : Oui oui. Ça et la personne avec qui je vis, qui est assez impitoyable là-dessus. Pas méchamment hein, impitoyable dans le sens qu’effectivement, dès qu’elle va sentir que c’est un peu too much et tout, je suis très d’accord pour ça.

Je n’ai jamais eu de manager depuis que j’ai commencé. Ça rejoint ce que je te disais au début. C’est tellement fou de faire ça comme métier que c’est à toi de prendre les décisions les moins faciles, ou quand il faut dire non à quelqu’un, rentrer dans le chou de quelqu’un. Sinon, c’est trop facile. Il y a souvent l’idée que l’artiste est hyper sympa, mais son manager est un sale con… Et puis, être chez Tôt ou Tard, c’est quand même assez entourant. Il y avait plein de domaines où je n’avais pas besoin de management mais quand même, le truc c’est qu’il faut qu’il y ait quelqu’un qui sache te dire les choses.

Le bout de salade dans les dents, c’est quand même un gros problème de notre job parce que justement, qui va lui dire quoi ? Les gens vont dire des choses où il savent que ça va passer auprès du chanteur ou de la chanteuse mais ça ne te remet pas en question. Mais par contre, dire qu’il faut faire gaffe parce qu’on a une petite tendance à trop fermer les yeux quand on chante, ça fait un peu mec qui s’y croit… Ça, c’est vraiment le bout de salade quoi. Parce qu’à quel moment tu le dis, quoi ? Qui le dit ? Tout le monde se refile le truc, mais tout le monde parle que de ça. Ça, c’est vraiment important.

Moi, avant de faire des trucs… Je suis surtout quelqu’un qui aime bien la musique des autres et leurs spectacles, et donc j’essaie toujours d’écouter dans la phase de fabrication ce qu’on est en train de faire. Autant, il y a toute une zone où je suis hyper radical sur ce que je veux faire passer sur le fond, et là je ne déjoue jamais, autant j’aime bien me demander ce que ça fait si on est extérieur. Est-ce qu’on comprend bien ? Parce que la tournure d’esprit est quand même particulière quoi, c’est un chemin qu’on prend. Et ça, j’ai toujours eu ce truc là. Le film que j’ai fait il y a 3-4 ans, le premier quart d’heure on peut se dire qu’on n’est pas sûr de comprendre où ça va, et puis sur la durée, tu rentres dans une logique.

J’ai toujours aimé faire des concerts pour ça, parce que les gens passent 1h40 avec toi et ils voient mieux qui tu es que juste lors d’une émission de télé où tu fais ton titre sur trois minutes et où tu peux avoir un malentendu. Le fait de passer du temps avec les gens, c’est comme de passer une soirée, à la fin, tu sais à quoi t’en tenir.

LFB : Ce qu’il y a d’intéressant aussi, c’est que finalement, ce projet-là revient aussi à tes occupations, parce que ce soit le cinéma ou la photographie, c’est en même temps un projet qui raconte une histoire, la tienne, et qui fige dans le temps toutes ces choses là. Tout se recoupe.

Vincent Delerm : Déjà au départ, le fait d’aimer les chansons, c’est que t’aime un truc un peu bâtard et c’est un truc dont je parle parfois, tu ne sais pas trop quand t’aime vraiment une chanson de quelqu’un, pourquoi tu l’aimes. C’est large, évidemment c’est la voix, l’orchestration, l’attitude de la chanteuse ou du chanteur, une photo de pochette. Tu as un truc un peu de ne pas toujours savoir identifier d’où te vient le fait que tu aies été ou non touché par ça. Et donc, après, par extension, tous les autres genres que j’ai ajoutés à ce que je faisais, que ce soit la photo, la vidéo, je les ai toujours travaillés de cette manière-là. J’ai même publié quelques livres liés à la photographie, mais je n’ai jamais fait un livre de photos sèches où il n’y aurait que des photos. Il y a toujours des textes en face. Du coup, tu orientes un peu les choses et c’est devenu quelque chose qui est un peu dans mon ADN maintenant, de faire des choses comme ça.

Pour en revenir à ta question, ça m’est assez naturel parce que tu trouves un point d’équilibre qui est aussi plus simple peut-être. C’est vrai que je suis quelqu’un qui demande aussi des fois un effort aux gens, parce que je fais des chansons qui peuvent être mélancoliques, des pianos-voix avec une petite austérité… Et derrière ça, tu pourrais dire que pour casser l’austérité, il faudrait faire un truc très léger. Ce qui est vrai mais finalement, ça t’oblige à construire une chanson en réaction, mettre un éclat de rire de Jean Rochefort, et c’est un peu comme le sucre que tu donnes à un chien parce qu’il était sympa. Vous avez été cool, vous avez écouté ce truc plombé mais derrière vous allez en récréation, quoi.

Ça, j’ai toujours eu cette conscience-là du truc. C’est chouette, parce que ça m’a permis de garder ces moments, en spectacle c’est pareil. Ça peut ne pas être un truc triste, des fois, c’est juste un truc d’attention. D’ailleurs, il y a les deux disques dans le projet. Le deuxième disque est dans ce genre-là. Le premier est très très dense, demande beaucoup à être connecté à ce qui se dit, alors que le deuxième c’est l’inverse.

LFB : Tu penses toujours à la relation que tu peux avoir avec les gens, au fait de trouver une place chez eux ? Dans tous les objets, albums, tout est pensé aussi en fonction de l’autre en fait.

Vincent Delerm : C’est ma nature dans ce que je défends, ce dont je parle. C’est presque de pire en pire. J’ai toujours voulu coller à la vie, ce qui fait que quand je fais un film… Le deuxième, que je suis en train de préparer, c’est pareil. Alors que je ne veux pas faire de pur documentaire, je ne suis pas capable de me passer complètement de vrais témoignages. Parce que, ce que te disent les gens, c’est des trucs que tu ne pourrais pas inventer, donc ça compte beaucoup pour moi. J’ai souvent parlé de Truffaut quand j’ai commencé, mais c’est parce que c’est quelqu’un qui avait des théories qui me touchaient, et notamment une qui s’appelle la vérification par la vie. Elle compte énormément pour moi. Et de temps en temps, tu inventes quelque chose, mais d’avoir eu un vrai morceau de fruit dans le yaourt, ça crée aussi cette chose-là. Pour la même raison, je n’ai jamais fait des salles au-delà de l’Olympia, par exemple. Parce que ça n’aurait pas de sens vu ce que je raconte, qui est très intime. Donc il faut être un peu cohérent pour tout, y compris quand tu fabriques des objets.

Tu vois, on a re-posté un teaser où j’avais demandé aux gens de photographier l’album chez eux. C’est un truc que tu as en tête parce que je le fais moi. Je sais le type de visuel que j’aime bien mettre devant mes 33 tours, je sais celui que j’aime bien mettre sur le piano, quel bouquin…

LFB : C’est intéressant parce que même au bout de 20 ans, ta passion et fraîcheur restent intactes par rapport à tout ça.

Vincent Delerm : Ouais, c’est presque surtout au bout de 20 ans. Parce que finalement, ma hantise c’est que les gens se disent, « ouais bah c’est bon, on a compris, c’est toujours pareil ». Tu y penses. Même sur des tables de programmateurs, de journalistes, tu vois qu’il y a des chanteurs, chanteuses, tu sais que quand le disque arrive… Mais aujourd’hui quand même, pour s’inscrire dans la durée, ça ne se fait pas de manière automatique. Tu as vite fait de disparaître, donc finalement les gens qui restent, ce sont souvent les gens qui ont tendance à faire une proposition.

Moi, ça a été assez naturel finalement, parce que c’est presque à mes débuts que je me suis le plus imposé. Pour mes 4 premiers disques, sur scène, il y a des choses qui se passaient qui étaient en plus des chansons. Mais comme chanteur, je me disais que sur l’objet, je suis chanteur, il faut rester à sa place. J’adorais faire du théâtre quand j’étais étudiant et je pensais plutôt faire ça que de faire des chansons, mais je ne suis pas comédien. A un moment donné, je me suis dit que c’était idiot parce que du coup, au bout d’un moment, ça va tourner en rond. Mes 4 albums, c’était un disque tous les deux ans et donc je me suis dit qu’il fallait casser ce truc là. En plus, c’est quelque chose dont j’avais envie, et donc j’ai fait Memory, qui était un spectacle qui était vraiment un point de départ pour moi.

Parce que comme les gens sont venus voir ce que c’était, c’était 8 chansons écrites mais qui n’existaient nulle part sur album. Plus beaucoup de théâtre. La proportion, c’était genre 20 minutes de chansons et 1h10 de choses plutôt théâtrales, avec de la vidéo et compagnie. Et là, le fait que ça soit passé et que les gens aient aimé, du coup c’était une permission pour la suite.

Maintenant, je n’ai pas à me forcer. Quand tu commences à être dans cette logique-là, de vouloir faire des trucs qui se cognent les uns dans les autres et tout…. Bon. De temps en temps, ça fait du bien de revenir à des trucs où il n’y a pas de vidéo. T’es derrière un piano mais la plupart du temps, j’aime bien passer d’un truc à l’autre. Encore une fois, c’est devenu assez naturel.

LFB : J’étais un peu surpris de trouver Adam Green, parce que vous êtes deux artistes qui m’ont beaucoup accompagné entre l’adolescence et le début de ma vie adulte. Et je me demandais comment t’en étais arrivé à travailler avec lui.

Vincent Delerm : Là, c’était vraiment la frange des gens qu’on a contactés et que j’adore de loin. Dans ceux que j’adorais de loin sans les connaître, il y avait Herman Dune, Girls in Hawaii et Adam Green, je crois. Les autres je les connaissais tous un peu.

Je l’ai beaucoup écouté au début de mon histoire d’amour avec la personne avec qui je vis, l’album qui contient Friends of Mine. Du coup, je me souviens, j’étais dans une boutique et le disque passait et j’avais adoré ce titre-là. Cette manière de faire sonner les petits violons un peu raides, très british dans l’approche. Et voilà. Je lui avais envoyé cette chanson, mais c’était une des rares chansons qui avait déjà un texte et qui parle de l’histoire de mes parents.

Je sais qu’il peut y avoir ce défaut parfois sur certains albums, une chanson qui éclipse trop le reste, dont on parle trop. Ce n’est pas que ça ne mérite pas ça, mais ça donne une fausse image du truc. Donc je ne l’ai pas mise sur le disque, mais je savais très bien que je la mettrais un jour parce que j’aimais bien l’arrangement d’Adam Green, j’aimais bien ce qu’elle disait.

Ça c’est un truc qui est bien aussi quand l’histoire dure un peu, c’est que tu sais qu’il y a toujours une occasion.

LFB : Ce qui est fou, c’est que vos deux univers se mélangent parfaitement. Les cordes, quand tu écoutes la première chanson, ça saute à l’oreille que c’est du Adam Green. Et avec la façon de raconter tes histoires et tout ce que tu fais.

Vincent Delerm : J’aime bien ces gens-là. C’est vrai qu’il y a des raconteurs, Cohen, Mendelson… Il y a des gens comme ça qui racontent des trucs qui sont vraiment hors format a priori, mais d’arriver à faire rentrer ça dans une chanson, c’est sûr que c’est génial. T’as ça aussi avec certains titres des Smiths.

LFB : Il y a les mots, et l’autre constante de tes 20 ans de musique, c’est le piano. Il y a cet album sans les mots, qui est un peu un hommage à ta plus longue histoire d’amour.

Vincent Delerm : Le piano, c’est un truc que j’ai raconté souvent, mais c’est un truc que j’ai commencé tard. Je n’avais pas eu d’apprentissage quand j’étais enfant, mes parents étaient un peu sur un modèle fin 70, début 80, milieu prof. On n’apprend pas à un enfant… On ne fait pas de club quoi, c’était un peu bourgeois quoi l’idée des clubs, d’apprentissage. Donc ils se disaient que j’apprendrais uniquement si je le voulais. Dans mon cas, ça a vachement bien marché.

Et d’ailleurs, je pense que peut-être cette théorie-là n’est pas valable pour tout, mais pour la musique, ça l’est assez, parce que quand tu fais des trucs au piano, du coup tu passes du temps à croiser des gens après qui te disent qu’ils en ont fait. Les gens connaissent toujours le nombre d’années durant lesquelles ils en ont fait, c’est très mauvais signe, parce qu’ils se sont arrêtés et qu’ils ont compté les années, quoi. Personne ne va te dire qu’il a mangé des bonbons pendant 4 ans. Ça n’était pas un plaisir.

C’est vrai que le piano, c’est un peu magique parce que tu fais un chemin. Au départ, tu vas vers un piano qui est là dans ta famille. Tu commences dessus et évidemment qu’après, tu sophistiques un peu tout ça. Tu mets en musique, tu fais des arrangements, tu joues sur des claviers et autres. Mais c’est un instrument qui a une telle force que tu y reviens toujours.

S’il y a un choix à faire, le truc de « qu’est-ce que tu emporterais sur une île déserte ? », bah tu emportes un piano. Même si j’adore plein de synthés, pleins d’arrangements… Si j’ai une chanson et qu’on me dit que demain c’est fini, je ne vais pas demander un orchestre philharmonique. Je vais juste dire que je veux un piano et chanter une chanson dessus.

Ça contient beaucoup, une grande part de la chanson française évidemment. Et aussi ça contient beaucoup potentiellement de légèreté et d’extrême mélancolie. C’est un instrument avec lequel tu peux faire 1h30 tout seul pour cette raison-là.

LFB : Ce second album est très aéré, les morceaux sont parfois très courts, mais c’est vrai qu’il y a un pouvoir mélancolique assez fort et on a l’impression que les émotions sont multipliées sur cet album.

Vincent Delerm : Ouin oui. En plus je joue vraiment en demi-teinte, en appuyant très doucement. Je joue un peu comme… C’est des situations de jeu que j’ai connu à la fois quand j’avais mes enfants petits et qu’il ne fallait pas les réveiller… Je jouais comme ça, mais j’écoutais aussi des disques qui avaient cette unité de son-là. Je savais qu’il n’y avait pas un moment donné où ça… Par exemple, je peux te dire que sur certains disques de Nils Frahm, certains commencent très soft et d’un coup ça s’affole. J’aimais bien Kings of Convenience parce que c’était très, très uni. Ça ne veut pas dire que c’était piano solo mais ça veut dire que c’était orchestré, mais avec un climat qui se suit.

J’ai toujours aimé jouer de cette manière assez feutrée, et aussi reprendre les grilles d’accord qui me viennent souvent, c’est des chansons que j’ai pu faire mais j’aime bien les distordre et qu’à la limite, on ne les reconnaisse plus tellement. Même moi, si tu me mets au hasard un truc, je ne vais pas te dire tout de suite que je sais ce que c’est. Tu t’en éloignes un peu. Ça demande beaucoup d’attention.

LFB : Est-ce que là il y avait pas un besoin de rappeler le pouvoir mélodique de tes chansons, qui parfois est éclipsé par les histoires que tu racontes ?

Vincent Delerm : Je ne crois pas. Parce que ça, je pourrais plutôt l’avoir dit en publiant par exemple Les amants parallèles, juste l’instrumental. Quand tu fais des trucs très orchestrés, tu te dis, putain la vache, c’est très abouti. Mais c’est un truc dont on parle souvent avec Albin de la Simone, parce que comme moi, il raconte des choses qui prennent de la place dans le propos et il a une voix particulière et on chante assez peu la mélodie. Donc du coup, ça prend un peu en otage la chanson, quoi. Après, les gens qui t’aiment bien savent bien que ça ne pourrait pas se faire s’il n’y avait pas un travail derrière.

Après, je n’ai pas trop ce truc-là. Je me suis toujours servi aussi du fait d’avoir des orchestrations et tout justement pour que tout soit accessible et pas austère. Mais par contre, je n’ai jamais eu de complexes là dessus. Je ne me suis jamais dit que mes mélodies… Je sais justement que ne les chantant pas beaucoup, il fallait qu’elles existent pas mal pour que ça passe, quoi.

LFB : Pour finir, j’aimerais savoir : c’est quoi une vie pour Vincent Delerm ?

Vincent Delerm : Ce qui était bien, c’est que ce n’était même pas moi qui avait dit cette phrase. Ça résume beaucoup de choses. C’est un ami qui intervient dans le premier film que j’ai fait et qui note dans des carnets le contenu de ses journées par mots-clés et du coup, c’est très petit. Il a plein de petits carnets et c’est toute sa vie. C’est vrai que de se dire, c’est quoi une vie ? Qu’est-ce qu’on a fait dans sa vie ? Ça donne le panorama d’une vie.

C’est un peu comme s’il avait formulé un truc que je n’aurais pas su formaliser de cette manière-là, et qui est finalement l’enjeu. Pouvoir faire en sorte que les choses aient un sens. Et tous les artistes que j’ai pu aimer, ce sont des gens que j’apprécie aussi pour un peu une forme de permanence dans ce qu’ils ont proposé. On les reconnaît tout le temps à chaque étape et en même temps, il y a une évolution, ils se sont embêtés à changer un peu de style mais sans déjouer complètement et ouais, ça compte.

Crédit Photos : Clara de Latour

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