L’entretien perdu de Charlotte Cardin

Saviez-vous que le Phoenix est originaire du Québec ? Selon le mythe, il n’en existerait qu’un seul à fois. Celui qui vit de nos jours n’a plus d’ailes, mais il chante avec une sensualité profonde. Sorti en 2021, l’album « Phoenix » de la chanteuse Charlotte Cardin a connu un succès retentissant dès sa parution. Depuis, il a été réédité en version Deluxe avec des titres inédits et une tournée qui a trouvé son public. Maitrisant une pluralité de styles musicaux, la voix déroutante de cette féministe fascine par son talent évident. Allons à la rencontre (entretien réalisé en 2021) de cet oisillon qui saurait parfumer les cendres.

La Face B : Par rapport à tes deux précédents « mini » albums sortis en 2016 et 2017, as-tu travaillé différemment pour cet album ? Peux-tu m’en dire plus sur ton processus créatif ?

Charlotte Cardin : Oui, j’ai carrément travaillé différemment pour cet album-ci, parce que c’était la première fois pour moi que je coécrivais les morceaux. Initialement j’ai commencé de la même manière que pour les deux précédents albums, en écrivant seule, en m’isolant, en essayant d’aller puiser à l’intérieur de moi. Mais au bout de quelques mois, j’avais l’impression que ça ne menait à rien, que je tournais en rond. Je me suis donc tournée vers la co-écriture, en m’entourant d’une petite équipe à Montréal avec qui j’ai écrit tout l’album. Cette expérience m’a ouverte à beaucoup de choses. C’est extrêmement fascinant de travailler avec des personnes qui ont des histoires personnelles différentes, des influences et background musicaux différents. L’inspiration est là en permanence. Grâce à la coécriture, qui a été une révélation pour moi, je suis vraiment sortie de ma zone de confort pour cet album. C’est quelque chose que je vais continuer à faire, c’est certain.

LFB : Avant d’aller plus loin sur ton dernier album, je voulais revenir sur tes débuts. J’ai lu quelque part que la musique te permettait de canaliser tes émotions. À quel moment de ta vie la musique est-elle devenue une échappatoire ?

Charlotte Cardin : J’ai commencé à écrire vers 14/15 ans et l’écriture a tout de suite eu effet thérapeutique pour moi. C’est sûr qu’au début je n’avais pas tant de choses à « canaliser », car j’avais une adolescence heureuse, mais dès la fin de l’adolescence, l’écriture est devenue quelque chose de méditatif et thérapeutique. Depuis ce temps-là, c’est ma façon de sortir certaines émotions que je n’arrive pas à sortir autrement qu’en chansons.

LFB : Justement, toi qui viens d’une famille de mélomanes, tes proches ont-ils tout de suite compris ta volonté d’être artiste ?

Charlotte Cardin : J’ai eu la chance d’avoir une famille et un entourage qui m’ont toujours soutenue dans cette passion, dans ce projet. Mes parents sont tous les deux des grands fans de musique, mais ce sont aussi des scientifiques, ils ne sont pas dans le domaine artistique. Ma grand-mère, elle, était professeure de musique au primaire, mais elle n’était pas non plus artiste pour autant. Donc au début, je ne savais pas trop comment m’y prendre. Je n’avais pas vraiment de référence dans ce domaine. Je voyais ça comme un rêve plus que comme quelque chose vraiment réalisable.

LFB : Tu as devancé une de mes questions, car j’ai lu que tu avais commencé des études de médecine avant de faire l’émission La Voix ; je me demandais donc si ton parcours musical était le fruit de différents hasards ou si au fond de toi tu te rêvais musicienne depuis toujours ?

Charlotte Cardin : Je n’ai pas fait d’études de médecine, non. Mais au Québec le système scolaire est un peu différent : entre le lycée et l’université on a deux ans d’école. J’étudiais les sciences dans le but éventuellement d’être médecin. Mais ça n’a pas duré très longtemps, j’ai fait ça quelques mois seulement. Après, c’est devenu évident pour moi que la musique était ma passion principale et que je voulais en faire mon métier. J’ai donc abandonné le programme scientifique pour le programme en art.

LFB : Tu commencé le piano à l’âge de 6 ans avec le songbook d’Elton John et récemment un de tes morceaux s’est retrouvé dans sa playlist, c’est une belle validation ça !

Charlotte Cardin : Évidemment. C’est toujours agréable de savoir que quelqu’un aime notre musique, mais là c’est un feeling très spécial. Quand c’est quelqu’un que tu écoutes, que tu admires et respectes à ce point-là, c’est vraiment très très flatteur.

LFB : Ton album emprunte à des styles différents, avec de la house, du rock, de la pop avec un arrière-fond de jazz. Est-ce que tu avais une ligne directrice préalable, ou alors il résulte de l’influence de rencontres ? Quelle était la place dans la création de Jason Brando, avec qui tu as coécrit ?

Charlotte Cardin : Jason est vraiment mon partenaire créatif principal. C’est lui qui a produit tous mes morceaux dès Big Boys en 2015 et qui a co-écrit l’ensemble des morceaux de cet album. Et effectivement, moi j’écoute de la musique très éclectique et c’est pour ça que plein de styles différents se retrouvent sur cet album-là. J’ai grandi en écoutant beaucoup de pop, mais j’ai aussi eu une grosse phase de jazz. C’était important pour moi que ces influences-là soit représentées. Je n’avais pas envie de me limiter à un seul style. J’ai vraiment voulu puiser dans toutes mes influences, mais aussi dans celles des personnes avec qui je co-écrivais. C’est ça qui amenait des directions différentes à ma musique et qui a rendu le processus créatif si agréable.

LFB : Tu publies beaucoup de vidéos avec ta guitare, un peu comme si elle était ta meilleure amie. Est-elle le point de départ de la composition ?

Charlotte Cardin : En fait, c’est assez nouveau que je joue de la guitare comme ça. C’est surtout cette année que j’ai eu le temps de pratiquer. L’album a été écrit avant la pandémie et à cette période j’étais moins à l’aise à la guitare. Finalement, ce sont plutôt les morceaux que j’ai écrits dernièrement, dans les derniers mois ou dernières semaines, qui partent d’une base de guitare.

LFB : Concernant le concept du Phoenix, que j’aime beaucoup : il évoque souvent une dualité, entre le vivant qui se réduit en cendres et une renaissance à partir d’une forme de mort. Est-ce que c’était cela que tu voulais exprimer ?

Charlotte Cardin : Oui, pour moi c’était certainement une dualité. Le Phoenix est très représentatif du chemin créatif que l’on a parcouru avec cet album-là. Pour moi, il représente la réflexion selon laquelle partout où il y a une évolution, partout où il y a croissance personnelle, professionnelle, ou de n’importe quelle origine d’ailleurs, il y a des parties de soi qu’on doit laisser de côté ou qui meurent, pour laisser place à d’autres parties qui naissent. 

LFB : Je voulais aller plus loin dans la signification de certains de tes morceaux, notamment le morceau « Passive Agressive », dont la thématique a rarement été abordée en chanson. Est-il inspiré d’une véritable relation ?

Charlotte Cardin : Oui (rires).

LFB : En faisant quelques recherches, je ne sais pas si tu le savais mais j’ai découvert que « Passive Agressive » est un terme qui est né de l’armée américaine, et qui décrivait le refus de l’autorité de certains soldats. Est-ce que chez toi il y avait une forme de refus de l’autorité ?

Charlotte Cardin : Non, je ne connaissais pas du tout l’origine de cette expression. Me concernant, il y a effectivement certains codes ou certaines lignes que j’aime transgresser, mais je reste quelqu’un d’assez sage. Je ne questionne pas en permanence l’autorité. Je pense que c’est justement à travers la musique que j’arrive à me libérer de beaucoup de choses.

LFB :  Quand on s’attarde sur tes textes, au-delà de la notion du Phoenix, l’amour et la complexité des rapports amoureux sont des sujets omniprésents dans l’album. Est-ce que c’est avant tout de la souffrance l’amour pour toi ?

Charlotte Cardin : Non, l’amour c’est avant tout du bonheur et la chose la plus importante dans ma vie. C’est quelque chose d’extrêmement fascinant, de très beau, qui fait du bien mais qui peut venir avec une part de souffrance aussi. C’est vrai que j’aime beaucoup écrire sur les souffrances amoureuses, car c’est la chose la plus inspirante pour moi à l’heure actuelle dans ma vie.

LFB : On sent d’ailleurs que tu es prête à tout par amour, que tu es une personne excessive dans les sentiments.

Charlotte Cardin : Absolument. Je suis très très intense en amour, mais aussi de manière générale.

LFB : Sur le processus créatif de l’album, il y a eu des accidents, des accidents heureux même. Il y a celui du morceau XoXo qui est une sorte de dialogue sur l’adultère avec une voix masculine. Finalement, ce serait la tienne, c’est bien ça ?

Charlotte Cardin : Exactement. Effectivement ça a été une heureuse surprise en studio car à la base la chanson a été écrite à la première personne, elle n’était pas censée être un duo. Mais on a commis une petite erreur en studio, en baissant la piste instrumentale de quelques clés, on aussi baissé la piste vocale, et c’est ce qui a donné cette voix un peu robotique, masculine. J’ai donc réécrit la chanson de la perspective d’un homme, qui est moi au final.

LFB : C’est un bel accident. Au sujet du morceau Sex to me : je ne sais pas si tu seras d’accord avec ça, mais je trouve qu’il marque un tournant dans l’album avec un aspect plus malicieux et moins douloureux. Comme si tu avais pris le temps dans un premier temps d’évoquer la toxicité d’une relation, et qu’ensuite tu t’attardais sur le plaisir personnel. Est-ce que tu peux me parler de l’état d’esprit de la composition de ce morceau ?

Charlotte Cardin : C’est vrai qu’il est complètement différent des autres morceaux de l’album. En studio, c’est d’ailleurs le dernier qu’on a écrit, au moment où l’ingénieur du son essayait de régler un problème technique. À la base, on a commencé cette chanson presque « à la blague » dans le mood de l’amusement, du jeu, de rentrer dans un personnage. On se marrait, on la trouvait drôle, « catchy ». C’est un thème que je trouvais intéressant car ce genre de chanson a souvent été entendue de la perspective d’un homme, le fait de vouloir une relation purement physique, qui n’inclut pas de sentiments très profonds. Finalement c’était très libérateur et fun de chanter ces paroles-là du point de vue de femme.

LFB : Sur ce morceau, au-delà du fait qu’il ait été écrit sur le ton de la blague, j’ai l’impression qu’il n’aurait pas pu être écrit en français, qu’on se serait sentis pudiques sur l’écriture. L’anglais est libérateur ici.

Charlotte Cardin : Effectivement ! Bien que l’anglais fasse partie de moi, car j’ai grandi dans un univers très bilingue, il me permet une petite distance de plus avec certains thèmes ou certaines paroles. C’est valable pour Sex to me, mais aussi pour plein d’autres morceaux sur l’album.

LFB : Sur un autre thème, je voulais évoquer avec toi de la notion du féminisme. Tu incarnes cette femme forte et fragile à la fois, inspirante pour la génération actuelle. Comment tu le vis ? Est-ce que c’est pesant pour toi ? Est-ce que ce n’est pas étonnant finalement, car un Phoenix c’est un peu asexué ?

Charlotte Cardin : C’est vrai que je n’avais jamais pensé au sexe du Phoenix. En tout cas, le Phoenix qui représente le projet est certainement unisexe, asexué. Non, je ne trouve pas ça pesant d’avoir cette place-là car c’est moi qui ai choisi de m’exprimer sur ce sujet. On ne m’a jamais forcé à la faire. J’ai toujours été sensible à la place des femmes dans la société, car avec mon expérience de vie j’ai vécu de nombreuses injustices par le fait même que j’étais une femme. Et d’ailleurs, je pense que toutes les femmes, peu importe le milieu dans lequel elles ont grandi ou l’industrie dans laquelle elles sont, ont vécu des injustices de ce type. C’est vraiment moi qui avais envie de prendre la parole à ce propos car ça me tenait à cœur. La chanson Anyone who loves me est d’ailleurs une ode à la force des femmes, à notre envie de reprendre le contrôle sur bien des choses au fil des années. Je pense qu’il y a encore beaucoup de stigmates et d’incompréhension quant au terme féminisme. On l’associe trop souvent à une « haine » des hommes, alors que selon moi, le féminisme, c’est vouloir l’égalité entre les sexes, ce qui est la moindre des choses dans une société et qu’on est loin d’avoir atteint encore.

LFB : L’industrie musicale est-elle encore machiste ?

Charlotte Cardin : Oui. Malgré ce qu’on pourrait penser, que le domaine artistique est un milieu « ouvert », il y a encore beaucoup d’inégalités. Il n’y a qu’à regarder les palmarès, les remises de prix. C’est une industrie occupée principalement par les hommes dans tous les postes. Même s’il y a de belles avancées, qu’on fait une place de plus en plus importante aux femmes et que c’est encourageant, on est encore loin de l’égalité. Il faut continuer à en parler, à sensibiliser les gens.

LFB : Dans une de mes chansons préférée, Sun goes down, je ne sais pas si tu parles en ton nom, mais ça parait extrêmement rassurant. Pour la petite image, je ne sais pas si ça te parlera, mais j’ai l’impression que c’est le Phoenix qui s’adresse à un petit oiseau blessé.

Charlotte Cardin : Oh oui c’est vrai, c’est une très belle image. C’est une chanson que j’ai écrite pour un de mes amis qui n’allait vraiment pas bien, qui a traversé une période très sombre. Je m’adresse à lui à travers cette chanson pour lui dire que je suis là, qu’il est aimé et entouré. Qu’il n’est pas seul à se sentir seul. On connait tous au moins une personne pour qui la vie à un certain moment est plus difficile à tous les niveaux.

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