Jäde : « Si t’écoutes du rap, tu peux écouter Jäde »

Pour sa première date en Belgique, Jäde s’est produite dans l’ambiance intimiste de l’Imprimerie de la Banque Nationale lors de la dernière Fifty Sessions. À cette occasion, nous avons retrouvé la jeune artiste et avons eu l’occasion de discuter avec elle de tout ce qui a changé depuis notre première rencontre en 2020, de son rythme de croisière, et bien évidemment de cette première scène belge où elle est venue défendre son dernier projet, Météo.

Romain Garcin

LFB : La première fois qu’on s’est parlé, on était en plein confinement et tu venais de sortir ton tout premier EP, Première Fois. On est maintenant deux ans plus tard. Avec le recul, qu’est-ce que tu tires de cette période ?

Jäde : Je suis assez contente de « l’évolution ». On essaye de franchir les étapes sans aller trop vite, tout en restant soi-même, et de faire mieux à chaque fois. J’ai l’impression que de plus en plus, j’essaye d’affiner le style de ma musique en me recentrant sur moi, pour que les gens arrivent à comprendre qui je suis. Alors qu’avant, j’étais un peu trop éparpillée. Je n’étais pas très patiente aussi, j’aimais bien sortir les choses vite alors qu’aujourd’hui, j’essaye de prendre un peu plus de temps pour les faire.

LFB : C’est drôle, parce qu’il y a deux ans tu m’avais déjà dit avoir l’impression de partir un peu dans tous les sens. Maintenant, j’ai l’impression que de projet en projet, tu arrives à affiner une formule qui fait la jonction entre tes multiples influences et ce que tu veux raconter. Comment tu l’expliques ?

Jäde : Je pense que je l’explique parce que je travaille avec des gens que je commence à connaitre. Au fur et à mesure du temps, on apprend à travailler ensemble. J’ai aussi d’autres producteurs avec qui je bosse en studio.
Tout simplement parce que je grandis, que mes goûts changent et que je préfère arriver avec quelque chose de « qualité ». Avant, j’étais peut-être encore trop dans la découverte, je cherchais là où je me sentais le mieux. Je pense que musicalement, je mûris un peu et je sais vers quoi j’ai envie d’aller.

LFB : Avec cette troisième sortie en trois ans, on dirait que tu as aussi trouvé un rythme de croisière.

Jäde : Pour moi, ce n’est pas trop long de sortir un projet par an. Je suis plutôt quelqu’un qui a l’habitude de faire beaucoup de morceaux rapidement, même si je me rends compte que c’est de plus en plus dur d’écrire des chansons.
En tout cas, ce rythme là, ça fait pas mal de temps que je l’ai, et ça me permet de passer du temps sur les textes, puis sur les instrumentales et le reste. Après, le processus créatif a un peu changé ces dernières années. J’ai vraiment commencé en écrivant dans ma chambre, avec des instrus qu’on m’envoyait par mail ou sur des types beats chinés sur internet. Au fur et à mesure, je suis plus allée sur les gens humains et le studio, jusqu’à trouver Guapo du Soleil, qui est carrément réalisateur sur le dernier projet. On est encore allé plus loin dans l’humain pour avoir un binôme.
J’ai aussi essayé d’écrire directement en studio, plus seulement chez moi. J’ai testé pleins de choses ! Je suis plus ouverte aux collaborations aussi, même sur le texte, alors qu’avant, j’aimais beaucoup tout faire toute seule.

LFB : Au niveau de l’écriture, tu as toujours cette manière décomplexée de parler de ton quotidien, et là tu viens de me dire que par moments tu avais de plus en plus du mal à écrire des chansons. Mais je trouve que t’arrives bien à déplacer tes thématiques, en les stylisant de manière différente, comme c’est le cas avec Reflets Rouges, par exemple.

Jäde : Pour ce morceau, ça collait bien avec le style d’instrumentale qu’on avait. En fait, ça dépend des instrumentales, par exemple Balançoire ça sonnait un peu plus ludique, du coup j’ai écrit dans cette direction. Pour Reflets Rouges, j’avais l’impression qu’il y avait quelque chose de plus sérieux, avec la guitare. Du coup je suis rentrée dans cette vibe un peu plus premier degré. Ca change de ce que je peux faire, au début j’avais un peu peur que ça sonne trop cheesy, parce que je suis vraiment en train de pleurer sur une histoire d’amour. Au final, j’ai l’impression que l’émotion que j’ai voulu retranscrire s’est faite ressentir, parce que j’ai reçu pas mal de messages sur ce morceau là, donc c’est qu’il a réussi à toucher des gens.

LFB : Est-ce que ça te vient d’un héritage hip-hop cette manière d’écrire ?

Jäde : Ouais, surtout qu’il y aussi J’boss, Balançoire ou même s’il y a un côté plus pop, il y a aussi ce côté un peu plus rappé. Même dans le texte, j’essaye de faire attention aux rimes, aux formules,… c’est totalement inspiré de ce que j’aime écouter dans le rap.

LFB : Tu n’as pas peur de te dévoiler autant à travers ta musique ?

Jäde : Si ! Au début, j’avais presque un peu honte. Ce qui était compliqué, c’est quand je me retrouvais sur scène. C’est pour ça qu’au début, j’avais un peu de mal avec la scène parce, que je raconte mes histoires personnelles et le dire devant les gens, c’est autre chose. Au final, le public est bienveillant et aime ce coté là aussi, donc c’est des peurs qui s’annulent. Mais c’est vrai qu’au début c’était un petit peu chelou. Je pense que ça l’est encore plus pour les personnes qui sont concernées ou qui sont très proches de moi et connaissent ma vie (rires).

Au final, je pense que c’est aussi ça qui plait aux gens, de parler de soi très honnêtement et en détail. Au final tout le monde vit les mêmes choses et se reconnait dans l’écriture.

LFB : Il y a une sorte d’universalité au final, c’est quelque chose que tu as réfléchi ?

Jäde : J’avais plus envie de raconter ma vie et au final c’est tant mieux que cela ait parlé aux gens.

LFB : On va maintenant rentrer un peu plus dans ton projet, et on va commencer en revenant sur Guapo. Quel apport a-t-il eu dans le projet ?

Jäde : Il a eu un peu le rôle de « réal ». C’est la première personne avec qui j’ai commencé à faire les morceaux de la mixtape. Puis concrètement, je savais pas trop avec qui bosser sur ce projet, et comme ça matchait bien avec lui, je lui ai dit qu’il pouvait ramener qui il voulait sur le projet. Il était ravi et surtout grave inspiré.

Après, on a fait un séminaire, il a ramené des gens et ça s’est super bien passé. Puis il a commencé à me donner des idées de thématique, il était source d’idées et je n’avais jamais travaillé de cette manière, avec un binôme pour créer un projet. Ça m’a énormément allégé le travail et aidée. Surtout qu’on a les mêmes goûts, même si de temps en temps il part dans d’autres délires. Ça me permet d’agrandir le spectre et d’essayer parfois d’aller dans des horizons que je connais moins, ce qui peut donner des choses sympathiques.

Il y avait donc la partie musique, et à côté de ça il a aussi réfléchi avec moi sur le titre du projet, sur le choix de la cover, sur tout l’univers autour de la météo.

LFB : Pour les covers, les deux dernières ont été réalisées par Romain Garcin. Pourquoi être revenu vers lui et comment travaillez-vous tous les deux ?

Jäde : Déjà, c’est un gars que j’aime beaucoup, qui est très cool, super sympa et très drôle. Il a aussi beaucoup d’idées et il va très vite dans sa manière de travailler. Je suis arrivée avec le visuel en tête : le coucher de soleil, les cheveux mouillés,…
Ce que j’aime bien, c’est qu’il offre toujours des photos super léchées, comme si elles sortaient d’un film un peu surréaliste, fantastique et j’aime bien ce côté là.

LFB : Ce qui est assez surprenant sur le projet, c’est d’y retrouver à la fois J9ueve, qui est un artiste assez jeune et Oxmo Puccino, qu’on ne présente plus. Comment as-tu pensé cette tracklist ?

Jäde : Ce qui est cool justement avec la musique que je fais, c’est que je touche à différents styles et je peux aller loin dans le délire de certains morceaux, jusqu’à ramener une collaboration qui n’aura rien à voir avec le morceau d’après. Je trouve ça super rigolo et enrichissant.

Du coup il y a ce morceau avec J9ueve qui est trap’n’b, la collaboration s’est faite assez naturellement. Ça fait un moment qu’on discutait et on devait déjà faire un morceau avant celui-ci. Puis il est super proche de Guapo, donc il passe assez souvent en studio.

Avec Oxmo, il y a eu une première rencontre en 2021. Il m’avait invitée dans une émission qu’il présente. Après ça, je cherchais à écrire le texte de Prévisions, l’introduction du projet, et j’avais un peu de mal. On a réfléchi et je me suis dit qu’inviter Oxmo, ne fut-ce que pour écrire cette partie, il aurait les mots justes.
C’est une personne ultra-chaleureuse et accueillante, il m’a beaucoup donné de force. Même en dehors de la collaboration, il m’a envoyé un message pour voir comment j’avançais sur le projet. Je lui ai fait écouter quelques morceaux au studio et il a vraiment aimé Grand Bain, on a fini par le faire ensemble.

Jäde
Romain Garcin

LFB : Il y a aussi une autre connexion, un peu plus étonnante puisque qu’elle vient mélanger deux langues, c’est celle avec Don Monique. D’où t’es venue cette idée d’insérer deux langues et de le faire en invitant cette artiste ?

Jäde : Alors déjà, j’écoute beaucoup de musique qui vient des Etats-Unis et particulièrement des rappeuses, elles m’inspirent beaucoup, elles font ce vers quoi j’ai envie d’aller. Là-bas, ils ont un délire plus organique et tout est poussé à 1000%, que ça soit le côté sexy ou autre chose, ils n’ont peur de rien.
Ça fait un moment que j’écoute la musique de Don Monique, du coup c’était un kiff !

LFB : Sans vouloir faire de la politique, ne penses-tu pas que c’est peut-être plus facile pour les rappeuses américaines, car justement le public là-bas est plus réceptif qu’en France par exemple ?

Jäde : Oui, il y a quelque chose de culturel là-dedans. Pour nous, en France, c’est très difficile d’avancer.
Après, je ne me considère pas à 100% comme une rappeuse et je n’essaye pas de vouloir casser les codes, mais on a juste à regarder les femmes en France pour comprendre comment elles sont traitées.
Au bout d’un moment, c’est fatigant, même si heureusement il y a eu une avancée. Surtout depuis ces deux dernières années, j’ai vraiment vu un changement : de plus en plus de femmes programmées en festival, en featuring avec des hommes,… Mais ça reste encore bouché et je ne sais pas vraiment quoi faire à part se rassembler et se serrer les coudes, et c’est ça qui va nous permettre d’avancer.

LFB : C’est « drôle » parce que tu ne te définis pas spécialement comme « rappeuse » mais pourtant quand on voit des médias parler de toi, c’est presque toujours des médias estampillés rap, ce qui n’est pas non plus hors-propos étant donné que tu reste affiliée à ce mouvement. Comment vois-tu tout cela ?

Jäde : Au début j’avais un peu l’impression d’être une imposteure, parce qu’on me présente comme rappeuse mais si tu me mets à côté d’autres meufs qui font vraiment du rap ça se verra. Si tu me demandes de faire un freestyle, je ne sais pas le faire, donc, au début je me disais que c’était pas vraiment la bonne étiquette mais en même temps, c’est l’ambiance que j’aime, les artistes que j’écoute. Puis je chante avec énormément d’inspirations de cette scène-là, donc au final si t’écoutes du rap, tu peux écouter du Jäde et ça passe !
Je me sens de moins en moins comme une imposteure, parce que je me dis que je fais quelque chose de différent et qu’avec le temps, ils vont comprendre (rires).

LFB : Au final, c’est peut-être une force d’arriver avec une proposition différente. Surtout quand on voit la période actuelle, où beaucoup de monde se met à la musique.

Jäde : Je suis d’accord avec toi ! Mais encore une fois c’est le chemin le plus compliqué donc j’en ai encore pour quelques temps (rires) !

LFB : Après avoir un peu divagué, on va revenir sur cette collaboration avec DonMonique. Est-ce qu’il n’y a pas aussi eu une volonté de s’exporter avec cette connexion ?

Jäde : Ouais, j’aimerais déjà beaucoup voyager là-bas, je n’y ai encore jamais mis les pieds et c’est de là-bas que viennent toutes mes influences. J’aimerais aussi travailler avec des producteurs là-bas pour voir un peu comment ils réfléchissent.
C’est un peu l’objectif final de s’exporter à l’international, ce n’est pas donné à tout le monde. En plus, rares sont les artistes français à l’avoir fait, mais c’est ce que je vise !

LFB : Maintenant on va changer de sujet, pour parler de ton visuel et de ton esthétique. Que ça soit tes covers ou tes clips, on y retrouve toujours beaucoup de couleurs, c’est quelque chose qui te représente ?

Jäde : Oui, je pense que j’aime bien cette image un peu pop, lumineuse. Je ne trouve pas que ma musique soit sombre ou triste, donc ça lui correspond bien. En plus, comme ma musique va dans différents styles, il y a différentes couleurs et ça donne quelque chose de chargé.

Même si mes paroles sont parfois très négatives ou tristes, j’essaye de faire en sorte que la musique ne le soit pas.
Le côté coloré fait aussi presque « rigolo » et j’aime beaucoup écrire avec du second degré, et ça colle bien avec cette image pop.

LFB : Le projet est d’ailleurs très chaleureux, voire ensoleillé, est-ce que c’est dans ce mood là que tu l’as réfléchi ?

Jäde : Je l’ai pas vraiment réfléchi, mais je sais que Guapo n’est pas trop à faire de la musique triste et moi non plus ! Le seul morceau triste, c’est Reflets Rouge qui est premier degré mais après le reste on est vachement dans des choses plus chaudes. Je n’ai pas envie de tomber dans le too much, déjà que je raconte quelque chose de triste, si en plus la musique est triste, on n’en peut plus (rires).

LFB : Avant de te libérer, on va parler de la scène de ce soir, c’est la première fois que tu viens en Belgique ?

Jäde : Oui ! Je suis venu à Bruxelles deux fois puisque Romain Garcin habite ici, mais je n’ai encore rien vu de la ville, et j’ai hâte de découvrir le public.

LFB : Souvent, on est réputé pour être un chouette public (rires).

Jäde : Ça fait trois fois qu’on me le dit, donc si ce n’est pas le cas je vais être vraiment déçue (rires).

LFB : Ce soir, l’ambiance proposée par les Fifty Sessions est intimiste, ce qui se prête bien à ta musique. Comment vas-tu aborder ce show ?

Jäde : Je mélange un peu des morceaux de mes anciens projets aux nouveaux parce qu’ils me représentent beaucoup, je suis obligée de les faire ! Sinon, je n’ai pas vraiment de stress, je vais juste essayer de m’amuser, et que le public reste intéressé.

LFB : En plus de te souhaiter de prendre du plaisir, qu’est ce que je peux te souhaiter pour la suite ?

Jäde : De continuer de faire de belles rencontres dans le monde de la musique et de rester un peu fidèle à ce que j’aime faire, et de sortir des projets dont je suis fière, je pense que c’est ça le plus important.