Drunk Tank Pink, l’antichambre abouti de Shame

Tout le monde les attendait au tournant. Leur premier album Song of Praise était un condensé d’énergie punk anglaise, d’impudence juvénile, et de plaisir absolu. Les attentes étaient ainsi énormes, avec toujours la crainte pour les nouveaux groupes de passer cette épreuve du deuxième album. Sortir la même sauce ? Se réinventer au risque de décevoir ? Ou tout simplement suivre son instinct de musicien. Shame prouve avec Drunk Tank Pink qui ont une vraie place à part sur la scène anglaise, et pour très longtemps.

Avec trois premiers singles, nous avions pu découvrir la nouvelle énergie qui animait le groupe. Plus mature, plus grave, voir plus psyché, ils balançaient des sonorités complexes avec toujours cette volonté de nous mettre une claque en pleine tête.

Il faut dire qu’il s’est passé des choses en deux ans de temps. Des tournées à répétition et l’accès à la vie dont ils avaient toujours rêvé, puis un retour à la normal sans échappatoires pour cause de crise sanitaire mondiale. S’en suit une crise d’identité générale, bloqués avec eux-mêmes et leurs réflexions. Pour Charlie Stenn, ce fut dans sa chambre peinte en rose qu’il fut envahi de doutes et de rêves surréalistes. Il passa de longues heures à écrire et à remettre à plat ses connaissances en guitare pour donner du sens à sa vie. Couleur bubble gum, cette chambre se révéla faire l’effet d’un Drunk Tank sur lui. Mais ce que lors de la création de l’album que le choix inconscient de cette couleur prit tout son sens. Dans les années 60, on mena des expériences sur l’effet des couleurs sur le mental et le corps. Il s’avéra que le rose vif calmait les battements de cœur et procurait un profond apaisement. En découla des cellules de confinement et de dégrisement colorées, et restera ainsi dans l’imagerie populaire le Drunk Tank Pink.

Pochette bien sombre aussi pour illustrer cette période. Elle cache pourtant un hommage émouvant à l’homme derrière le groupe. Ils vous présentent donc dans toute sa fragilité Lénine, le père du batteur. Moteur du groupe, il est celui qui les a nommés, les a accompagnés dans leurs premières répètes, leurs premières tournées. Un guide, un soutien, et un pilier qui leur a permis de grandir tout en gardant les pieds sur terre. C’est lors du clip d’Alphabet qu’a été prise cette photo, et elle fut utilisée telle une évidence par le groupe. Le contraste entre le rose joyeux et ce double portrait brutale est saisissant. Et un parfait résumé de l’album…

Il ne faudra pas attendre un dixième de seconde pour comprendre que Shame a brusquement évolué avec son précédent album. Comme un parallèle au court-métrage d’animation de David Lynch qui porte le même nom, Alphabet lance Drunk Tank Pink en toute urgence avec un riff de guitare stridente. L’angoisse prédomine durant ce court titre abrupt. Il est aussi le point de départ de l’élaboration de cet album marqué par une tournée réussie qui les a affectés physiquement et psychologiquement, dans une musicale connue pour être machiavélique et cupide.

Alors Shame se lâche pour se libérer de ses démons. La transition vers le deuxième album est toujours une étape difficile et cruciale pour un groupe ayant déjà convaincu sur le précédent.  Songs Of Praises était porté par des guitares saturées et lourdes et des charges graves de la voix rauque de Charlie Steen, se rapprochant des premiers essais de IDLES. Ici, les idées tout comme les riffs de guitares sont plus claires mais n’en restent pas moins rageuses et par moment amusantes.  Le retour à l’introspection dans sa chambre rose suite à sa tournée a guidé Charlie Steen à mettre en avant ce difficile passage de la maturité.

C’est dans Drunk Think Tank que l’on retrouvera les titres les plus psychés et énervés de la playlist de groupe. Sur Harsh Degrees, Sean Coyle-Smith et Eddie Green semblent se répondre sauvagement à coups de guitares grinçantes et discordantes sur un château de sable en effondrement. Cette ambiance chaotique, à perdre la tête, se finit dans une totale cacophone où se glisse burlesquement une trompette en perdition de notes. On retrouve cette même folie sur le plus court titre de l’album, Great Dog. Comme un lion en cage, Charlie tourne en rond dans ses observations, de fil en aiguille, la folie l’accompagne mais la routine le rassure.

Et tant mieux. En se reposant sur les atouts de ses musiciens, Charlie peut librement étaler tout son talent de showman. Très théâtrale, il s’amuse à jouer sur différents tons, rythmant en saccade Nigel Hitter ou encore Water in the Hell. Sur ce dernier, il semble impermutable et pourtant tout semble à croire qu’il est en pleine crise d’identité tant il bégaie « You’re just my spe-spe-spe-spe special friend » mais cela ne fait qu’enrichir la mélodie. Avec en plus l’apparition des percussions par parcimonie dans ce titre, Shame ouvre la porte d’un new wave revival, dans la lignée de Talking Heads ou the B’52s qui naviguaient eux aussi sur une transition de décennie.

Ce quintet murit vite. Il offre plusieurs compositions complexes et inventives sur ces quarante-et-une minute de post-punk. Born in Luton illustre leurs capacités à varier leurs structures musicales. Ici, le couplet est tendu et frénétique tandis que le refrain ralentit la cadence poussant le chant à dériver dans un chœur déchu de tout espoir : « I’ve been waiting outside for all of my life / And now I’ve got to the door there’s no one inside ».

Mais la claque de l’album revient au surprenant Station Wagon qui débute le plus sombrement possible. Sinistre et sombre, la piste s’envole sur des sentiers tourmentés pour le groupe. Les quelques notes pianos répétitives amorcent une tension qui monte crescendo durant six minutes pour nous prendre par les trips. Charlie se questionne sur l’égo humain puis s’excite et nous s’extase dans sa crise existentielle dans un futur incertain « Because one day that vapour will be in pocket (…) Will it drift ? Will it change colour, shape and size ? ». Le coup est magistral.

Au final, chaque titre a son tempérament, mais leurs productions nerveuses, complexes et prenantes se dessinent proportionnellement à la progression de l’album.  Ces cinq gars ne se rapprochent pas des rock stars à paillettes mais bien à des showmans réfléchis et sensibles pour des auditeurs du même acabit. Shame évolue sans se soucier des préjugés mais reste en quête de sens. Drunk Tank Pink est l’émancipation d’un jeune groupe qui s’ouvre une voie royale vers de nouvelles contrées scéniques autour d’un leader charismatique : ils savent tout faire et surtout, en nous surprenant.  Ils grandissent vite et sont remplis d’adrénaline. Le printemps approche, leur folie est prête à germer. Il nous tarde désormais de découvrir la combinaison de leurs deux albums en live.

Coups de cœur de l’albums : Alphabet, Water in the Hell, Snow Day, Harsh Degrees, Station Wagon