The Witness : chroniques de la fin d’un monde par SUUNS

Avec The Witness, SUUNS nous plongent une nouvelle fois dans des panoramas musicaux complexes, cette fois moins turbulents qu’à l’accoutumé. Le groupe montréalais, devenu un trio depuis le départ de Max Henry après Felt (2018) nous reviennent plus posés. Ils nous proposent un album de huit titres doté d’une cohérence très poussée. Leur démarche ici est de construire cet œuvre comme une seule et même piste, découpée en plusieurs chapitres.

SUUNS – The Witness

Le groupe, déjà fort d’une identité sonore unique, vient de quitter les sillages d’un post-punk abrasif teinté de pychedelia et de Krautrock. Allant chercher toujours plus loin dans les textures et la fusion des genres, ils atteignent avec ce cinquième album une musique qui ne ressemble à rien de connu. Au fond, SUUNS a toujours eu cette démarche progressiste. De surcroît, on sent une maturité et une assurance qui atteignent un degré suffisant pour que la bande de Ben Shemie soit complètement libre de faire ce qu’elle souhaite faire, sans plus aucune barrière mentale. On s’éloigne un peu de Lee Gamble pour se rapprocher d’une esthétique presque Trip-Hop par moment. Toujours est-il qu’avec The Witness, SUUNS dresse un paysage musical tout en profondeur, doté de reliefs massifs.

Ben Shemie a indiqué que lors des séances de travail sur l’album, le groupe avait une note : « vous devez vous installer ». Pour écouter ce disque, nous ne pouvons que vous conseiller la même chose. C’est un voyage erratique qui commence, plus introspectif que jamais. L’album est inquiétant, la tension est constante. Le disque s’ouvre sur Third Stream, construite comme si les sons emplissaient peu à peu une gigantesque pièce vide, se posant ici et là dans une stéréo ultra-profonde qui semble s’être ouverte sur de multiples autres dimensions. Le paysage se construit lentement, avec beaucoup de subtilité, jusqu’à s’emporter dans un drop cosmique aussi massif qu’un trou noir.

Force est de constater qu’il y a sur ce disque la volonté de laisser les choses se dérouler d’elles-mêmes. Les ambiances sont réflectives, à l’image de la très introspective Witness Protection, qui donne son nom à l’album. Des airs d’Archive se font sentir sur toute les premières minutes du morceau, pendant lesquelles le groupe pose une ambiance inquiétante et hypnotique. Hypnotique à l’image du clip dans lequel une personne regarde une télévision qui diffuse une suite de scènes aux allures de film maudit, tandis que l’image devient de plus en plus sombre et distordue. La répétition est de mise, là encore le spectre de l’Electro Minimaliste est présent. Les boucles enivrante évoluent jusqu’à une résolution pop et mélodique, pleine d’une douceur qu’il était rare d’entendre chez SUUNS.

Les sons s’évaporent jusqu’à disparaître complétement. Arrive alors un synthé basse et une boite à rythme très tranchés. C-Thru contraste en effet beaucoup avec les deux premières pistes. Ici les sonorités semblent empruntées à la Trip-Hop de Massive Attack. Les sons et le rythme sont assez rigides, mais se muent rapidement en une timide exaltation Shoegaze.

Timebender arrive comme si l’on venait de traverser un miroir magique. Le chant des oiseaux remplit l’espace d’une instrumentation dépouillée. Il y a dans cette musique une sensation de malaise assez inexplicable. On semble écouter une voix intérieure tourmentée, enfermée dans un corps sombre alors même que le temps est radieux au-dehors. Pas étonnant alors de ressentir un côté Thom Yorke dans le chant de Ben Shemie, qui est, dans The Witness, plus affirmé qu’à l’habitude.

Cette aisance nouvelle se ressent surtout sur Clarity, cinquième piste de cet album, bien qu’à ce stade, nous sommes déjà perdus dans un labyrinthe complexe. La prouesse faite par SUUNS est que l’on ne souhaite qu’une chose : continuer de s’y aventurer. Sur Clarity donc, le chant a une importance toute particulière dans le mixage (réalisé par John Congleton qui les suit depuis Hold/Still). On sent que Ben Shemie a plus conscience des tessitures qu’il peut explorer. Sa voix rebondit sur le rythme, sur la basse, les éléments viennent s’agencer autour d’elle. Le résultat est une chanson ultra-planante, à l’orée d’un Down-Tempo maîtrisé, jonché de sons lissés s’étirant dans l’espace. Eric Hove apporte un saxophone presque transfiguré en synthétiseur. Clarity est vraiment le morceau qui représente le mieux l’évolution musicale du groupe.

A contrario, The Fix est plus dans la lignée de leur précèdent album, Felt. De quoi rassurer les fans dans l’écoute d’un album OVNI à la discographie d’un groupe au son déjà si unique. Cependant on ne retrouvera pas cette intensité Art-Punk venant déchirer la toile. Le groupe semble décidé à lisser l’écoute de l’album, préférant construire avec soin un paysage sonore cohérant sur toute sa durée. Se faisant, ils prennent le parti de laisser l’auditeur dans ces paysages glacés et souvent inquiétants.

La tension se relâche pourtant avec Go To My Head, la musique la plus éthérée du disque. Complètement apaisée, apaisante, presque Lounge. Il n’y a que peu de tension dans la construction du morceau, pourtant, le texte est peut-être l’un des plus anxiogènes (« If I could I’d / Never be the same / Don’t go to my Head »). De cette presque-résolution arrive The Trilogy, la piste qui ferme le disque. Toute en contorsions, elle se complexifie peu à peu. Jusqu’ici le groupe avait cessé de déstructurer les rythmes pour se laisser emporter dans des grooves psychédéliques. Sur The Trilogy, il faudra attendre plusieurs minutes d’une construction sinueuse pour pouvoir enfin détendre ses muscles et se laisser porter par le rythme.

Witness signifie témoin. Effectivement nous sommes témoins. Témoins de l’avancée anxiogène des évènements, témoins de toutes ces urgences actuelles. Sur Third Stream, Ben Shemie clame « I don’t want to wear this mask/To conceal/The way I feel » avant de conclure sur un magistral « I’ve seen too much ». Voici peut-être le constat le plus vrai de l’album, la résilience commune nous empoisonne. Tout au long de l’album nous sommes aussi témoins des névroses de Ben Shemie.

C’est la première fois que sa voix a une place si importante dans la production. Contrairement aux précédents albums, les instruments viennent cette fois s’articuler autour de ce chant fantomatique et modulé, ayant presque des airs de machine. Malgré ça, les sentiments sont bien présents et on ne peut que constater que Shemie s’affirme plus, ose. Ses derniers travaux en solo lui ont certainement fait gagner en assurance. La voix transporte tous les sentiments qui émanent directement de son âme, c’est sa voix intérieure qui cherche à se libérer de son corps.

L’heure de la métamorphose a sonné pour SUUNS. Ils viennent d’ouvrir une nouvelle brèche dans leur univers musical, explorant de nouvelles dimensions sonores. Quoi qu’il en soit, le groupe semble plus apaisé face aux incertitudes, qui n’ont pourtant jamais été aussi présentes que pendant la création de cet album. Miroir de la situation mondiale en 2020, évoquant la solitude, le conflit, la réflexion introspective. C’est aussi leur disque le plus intimiste, autant dans les textes que dans la forme. Le groupe installe une table rase dans notre esprit et y construisent des décors pharaoniques, nous emportent dans une trance erratique. La mélodie est mise en avant par rapport aux rythmes, les guitares s’effacent pour laisser de l’espace aux synthétiseurs. SUUNS se rapprochent ici d’une Pop expérimentale vaporeuse, habillée d’un Less is More captivant et maîtrisé. The Witness n’en reste pas moins leur album le plus accessible.

Vous pouvez retrouver l’interview de SUUNS ici et suivre le groupe sur Facebook et Instagram