Rencontre avec Choses Sauvages

Si vous ne le saviez pas encore, chez La Face B, le temps n’est pas linéaire. On a parfois tendance à oublier des choses et à les retrouver plus tard … Preuve en est avec cette interview de Choses Sauvages réalisée lors de leur précédent passage français. Alors qu’ils seront ce soir sur la scène du MaMA, l’occasion était idéale de ressortir ce long entretien autour de leur excellent dernier album : Choses Sauvages II.

Crédit : Clara de Latour

La Face B : Comment ça va ?

Félix : Ça va bien et toi ? On est un peu maganés d’hier, on a fait le party. C’est un peu difficile aujourd’hui (rires)

La Face B : Vous venez de sortir Choses Sauvages II. Ce titre est-il une manière de montrer votre évolution depuis 3 ans par rapport à Choses Sauvages I ?

Félix : Non, c’est assez simple : on a beaucoup discuté pour trouver des consensus pour des noms d’albums. Le II nous semblait très logique suite au I, après ça risque d’être le III

Marc-Antoine : J’ai l’impression que l’album était déjà super dense en soi, dans la musique et dans les textes. On ne ressentait pas le besoin d’avoir l’étiquette d’un titre. 

Tommy : Exact. Ce n’est pas non plus comme si c’était un album avec un concept au niveau des textes, on s’est vraiment laissés aller pour parler de tout plein de trucs au final. Comme Félix l’a dit, tout doit toujours être un consensus, on fait tout à 5. Et à chaque fois qu’on faisait des brainstorms pour le titre de l’album, c’était les pires idées jamais entendues, donc on s’est dit que c’était mieux comme ça (rires) 

Félix : Ça dérape rapidement dans le pipi-caca. C’est impossible. 

Tommy : Si c’est pour avoir un album qui s’appelle « Greffe de cul »… (rires)

Félix : On veut pas ça… II c’est bien ! 

LFB : Pour moi, l’album est parfaitement défini par 2 morceaux : Homme-machine, qui ouvre l’album et qui représente par son titre ce que vous avez voulu faire sur l’album selon moi, et La musique, qui définit à la fois les textures et ce côté psychédélique hyper mouvant. Je me demandais si vous étiez d’accord ?

Félix : Non. (rires) Non, ce n’est pas vrai. Oui, effectivement, je pense que tu soulèves un bon point avec Homme-machine, il y a beaucoup de machines sur ce disque-là et je pense qu’on se sent un peu comme des hommes-machines en live parce qu’il faut qu’on le joue, ce disque. Il a fallu trouver des solutions à ça. C’est un nouveau son qu’on voulait mettre en avant, on consomme beaucoup de musique électronique donc on trouvait ça important. Ça faisait longtemps qu’on voulait en faire en fait, pis on est rendu au point où on a décidé d’assumer ça et de faire des pistes dans ce genre.

Thierry : On dirait que cet album-là, c’est un peu vers là qu’on voulait aller dans le premier mais qu’on n’a pas trop osé peut-être…

Tommy : Sur le premier, on a travaillé avec Emmanuel Éthier comme réalisateur. Pour notre premier album, c’était parfait : on avait moins d’expérience de studio. Clairement, il y a eu sa touche. Sur le deuxième, on sentait qu’on avait plus d’expérience pour le co-réaliser avec Samuel Gemme. On s’est vraiment laissés aller et on a réussi à atteindre ce son-là, qu’on essayait de faire depuis longtemps. Tu parles de La musique, je pense qu’effectivement, c’est un bon exemple de l’album. Il y a beaucoup de pièces instrumentales, c’est quelque chose qu’on ne s’était pas permis avant. Il y a du mélange de musique électronique avec du drum-machine mixé avec des éléments organiques. 

LFB : Justement, comment on enregistre un album comme ça? Il y a vraiment cette volonté de musique électronique, ce truc de boucles, mais je trouve qu’il y a un côté profondément organique et humain. C’est joué, en fait. 

Félix : Je pense qu’il y a une grosse touche amenée par Samuel Gemme, notre ingé son, qui a co-réalisé l’album. Il n’est pas vraiment dans la musique électronique justement, ça, c’est notre touche à nous. Lui, il est très dans le rock, dans le 70s, dans le purisme et ça donne ça : de la musique électronique tapée comme un vieil album de rock dans le fond. Ça fait un peu le pont entre les deux, un mélange. Ça sonne live.

Marc-Antoine : On avait quand même beaucoup la référence de musique électronique qui utilise justement des loops de vieux disco, il y avait un peu cette idée là de tracker des vrais trucs. Des fois il y a des riffs de hi-hats qui sont des boucles qu’on a créées…

Philippe : C’était comme deux mesures qui étaient loopées, on va chercher le côté musique électronique avec de vrais trucs qu’on a enregistrés. 

Félix : On se samplait nous-mêmes, finalement.

Marc-Antoine : Il y a aussi eu un énorme travail de synthétiseurs, on avait une vingtaine de synths pis on a passé 10 jours à faire que du synthétiseur. Toutes les structures des chansons étaient faites, on était juste au stade de mettre du synthétiseur. Ça s’est empilé et on est partis un peu en couille (rires)

Félix : Le disque est très dense en textures.

LFB : Quelle est pour vous l’importance de la voix ? Il y a énormément de pièces instrumentales, j’ai des fois l’impression que la voix est plus là pour les harmonies que pour le sens du morceaux.

Philippe : T’as bien compris !

Félix: On la mixe pas très fort en plus, c’est pas très front. On l’utilise vraiment comme un instrument à part entière.

Tommy : C’était très clair pour nous que certaines chansons prenaient de la voix, on est des grands fans de pop. Si tu prends par exemple Chambre d’écho, c’était clair pour nous en la jammant que « OK, ça ça va être une toune », contrairement à La musique ou Face D

Félix : Exactement. On peut remarquer aussi dans ce point-là qu’il y a certaines chansons où il n’y a même pas de lead vocal, on a voulu que toutes nos voix soient au même niveau. 

Marc-Antoine : Conseil solaire

LFB : Au niveau du sens des morceaux, il y a l’idée de l’aliénation, du monde moderne. Est-ce que c’était malgré tout important pour vous de dire les choses quand la voix prenait le pas ? 

Félix : J’écris les textes avec Marc-Antoine. Je pense qu’on a tellement été pris dans cette tempête de désinformation et de pandémie que c’est sorti tout seul, c’est des chansons sur ce qui nous entoure. Ce n’était pas vraiment pour faire un point ou pour passer un message, c’était plutôt pour remarquer que c’était ce qui se passait autour de nous.

Marc-Antoine : Je pense qu’on a quand même un souci de dire quelque chose jusqu’à un certain point, la voix est un instrument et la musique a toujours été mise de l’avant, mais on aime qu’il y aie ce petit niveau-là caché. Si tu écoutes juste les paroles comme ça c’est très imagé, mais si tu les écoutes attentivement tu peux trouver des sens à ça.

Félix: Ça reste que ce n’est pas neutre non plus, il y a une prise de position à travers ça, dans le cynisme…

Marc-Antoine : On voulait trouver le moyen d’en parler sans être « engagés ».

Félix : C’était surtout pour transmettre l’anxiété que ça nous causait, de voir ce qui se passait autour de nous… À l’ère Trump, la conspiration a été beaucoup mise en avant et je trouve les degrés d’absurdité que ça peut prendre hallucinants. Je trouve qu’il y avait du chemin à faire dessus.

Tommy : Je pense qu’il y avait aussi un peu le défi de faire une chanson qui parle de ces trucs là. Il y en a eu tellement, c’était un peu une tentative d’en faire une en subtilité, qui ne soit pas cheesy.

Marc-Antoine : « De nos jours, le monde disent n’importe quoi! » (rires) 

Félix : Dans Dimensions et Chambre d’écho, je me suis amusé à prendre la place de quelqu’un qui était dans ces trucs là. Quelqu’un qui est sûr de lui et avec qui tu ne peux pas raisonner, car ces gens là ont un argumentaire complètement décalé, il n’y a aucune façon de discuter. Je trouvais ça quand même intéressant.

Tommy : Dans plusieurs autres chansons, il y a des thématiques un peu sectaires. Ça tombe aussi là dedans, ces gens qui sont pris dans leurs bulles…

Marc-Antoine : Il y avait cette idée de recherche de vérité, de confusion… Je pense que c’est là que ce truc un peu sectaire/religieux/spirituel rentre dans la même catégorie.

LFB : Finalement, est-ce que le plus beau « contrepied » à ce qu’il s’est passé pendant 1 an et demi ne serait pas cet album en lui-même ? J’ai l’impression qu’il y a quelque chose d’absolument radical et de très frontal dans l’idée de faire un album comme ça, qui dure plus d’une heure, avec des chansons très imposantes… Et d’en avoir presque rien à faire de comment il sera reçu par les radios. Vous vous seriez autorisé un album comme ça s’il n’y avait pas eu la pandémie ? 

Félix : Oui, ce n’est pas tellement une question de se limiter mais c’est plus une question de temps. Là, on a eu beaucoup plus de temps donc ça nous a permis d’écrire et d’enregistrer plus de chansons. Et effectivement : nous, le format, on s’en « ballec » (ndlr: avec l’accent français) (rires). On s’en fout, on a compris que de toute façon ça ne changeait rien pour nous. On consomme de longues chansons. Je l’ai répété souvent mais la longueur est un outil pour nous, pour passer l’émotion. 

Tommy : T’sais, si l’album allait pas dans toutes ces directions-là, que ça ne prenait pas autant son temps, clairement ça ne serait pas le même album. Il serait plus facile à définir, mais c’est ça qui a fait qu’on a pris le temps de montrer toutes nos couleurs. 

Marc-Antoine : Pis c’est un choix conscient. Le « format », nous, on n’y croyait plus vraiment. De nos jours, il y a des podcasts, il y a des playlists… Ça n’a plus vraiment de sens, 2 minutes et demi ou 3 minutes. On consomme la musique comme ça pis on se dit « les gens sont prêts », ça nous met pas de bâtons dans les roues, le monde aime ça. La longueur ça ne nous dérange pas, c’est quoi 5 minutes ?

Tommy : Mettons pour notre premier album, on étirait les chansons pour le live. C’était plus des chansons couplet-refrain. On finissait par allonger le bridge ou ajouter une longue outro pour les spectacles… Ça a vraiment teinté l’écriture du deuxième album. On avait le goût de faire un album qui était plus proche du live.

Marc-Antoine: C’est comme ça qu’on écrit, dans le fond.

Tommy : Exact. C’est quelque chose qui revient beaucoup, quand les gens nous parlent en écoutant le disque, « Ça, ça va être fou en live ». Les tounes sont faites pour le live, c’est un gros côté du band. Même si ce n’est pas un format standard, c’est à notre avantage; car ça donne le goût aux gens de venir voir ça en show (rires) 

Félix : Avec la boîte de disque, il n’y a jamais eu de pression.

Marc-Antoine : Ils nous laissent carte blanche, c’est ça qui nous a permis de faire cet album là, clairement.

LFB : Selon moi oui, mais est-ce que vous avez l’impression d’avoir évité l’écueil de faire « l’album de musicien » ? D’être tellement enfermés dans ce que vous faisiez, dans votre plaisir à vous sans atteindre les gens ?

Félix : T’sais de toute façon on est 5 cerveaux, on se lance tout le temps la balle, donc ça va tout le temps rester surprenant. Le jour où ça ne le sera plus, on aura un problème. On n’est jamais pris dans ce truc là.

Marc-Antoine : Tu disais que l’album a une proposition radicale, je comprends ce que tu dis et je suis d’accord qu’on essaie de faire quelque chose qui punch pis qui est différent, mais pour nous on n’est jamais dans la confrontation de notre public. On veut faire la musique qu’on trouve intéressante, dansante et qu’on aime. On est 5, ça fait que quand on joue quelque chose et qu’on voit qu’on a tous le goût de danser, on se dit que ça doit être contagieux. On ne fait pas exprès de faire des trucs super weird pour essayer de choquer les gens.

Félix : C’est aussi un peu à compromis, vu qu’on communique entre nous et qu’on vient chercher au milieu.

Marc-Antoine : On veut tous se faire plaisir. 

LFB : On en a parlé tout à l’heure : comment on retranscrit un album comme ça sur du live

Ensemble : C’est compliqué ! (rires)

Félix : Pour les gigs, c’est un gros set-up MIDI. Basically c’est un ordinateur qui va trigger un paquet de séquences MIDI, dire aux claviers quoi jouer.

Tommy : On s’est acheté beaucoup plus de synthés pour être capables d’aller chercher tous les sons qu’il y a sur l’album. Des fois, Thierry est en train de jouer de la guit’ mais il y une séquence MIDI qui rentre dans son synthé qui va jouer le truc tout seul… Nous, en live, ça nous permet de pouvoir quand même tweaker les sons sans que ce soit un backtrack complet.

Félix : On peut gosser avec, c’est vraiment le synthé qui joue et on règle les paramètres.

Marc-Antoine : On a vraiment le souci de jouer, même si on envoie, on le performe. 

Tommy : Sinon, il y avait trop de compromis à faire. (rires)

Félix : Ce n’est pas stressant pour nous tout ça, car il y a beaucoup de trucs qu’on a fait en studio qu’on serait incapables de refaire parce qu’on a gardé des takes d’erreur ou des trucs comme ça. Sur le live, quand t’as une partie qui est plus jammée sur le disque, on le fait comme on le sent à ce moment-là sur le stage. Il y a de place pour faire autre chose, le show ne sera jamais le même.

LFB : Ouais, c’est être des hommes-machines au final. 

Ensemble : Exactement (rires)

LFB : Vous faites pour moi partie d’une scène québécoise qui évolue vachement sur ce type de musique là. Je pense à Robert Robert, Hubert Lenoir, Les Louanges… Vous avez l’impression d’amener quelque chose de nouveau? 

Marc-Antoine : On espère!

Félix : Il y a un renouveau de la pop au Québec, je pense que tout le monde amène sa couleur. On pense à Robert Robert qui est plus dans la pop que nous quand même. Tout le monde a son identité claire, tout le monde y trouve son compte.

Tommy : C’est vrai que c’est vraiment cool en ce moment, cette nouvelle scène-là au Québec. Beaucoup d’artistes ont sorti leur premier album dans les dernières années, il y a vraiment un renouveau. Il y a une vibe (rires)

Marc-Antoine : On est tous de grands consommateurs de musique, pis on sentait justement que ce style là n’était pas vraiment existant. Je pense que notre album va dans plein de trucs, ça effleure plein de styles mais on ne peut pas vraiment le catégoriser. On avait le goût de créer ça.

Félix : Tu peux mettre des étiquettes à chaque chanson mais ce qui est intéressant, c’est que le tout est tough à décrire. 

Tommy : Rendu là, que ce soit franco, québécois, ou ailleurs peu importe, c’est dur de trouver un autre groupe qui fait quelque chose comme ça. OK une toune est plus Talking Heads, une autre disco, mais globalement c’est tough à définir.

LFB : Il y a une volonté internationale ?

Félix : Ben nous on va aller jouer où les gens veulent nous voir, c’est un peu ça l’idée. Et pis c’est sûr que voyager par la musique et rencontrer le public outre-mer, c’est le rêve de tout le monde.

Tommy : C’est quand même quelque chose qu’on adore, de jouer devant des gens qui nous connaissent peu ou pas. 

Thierry : Voir les gens embarquer dans le truc… 

Marc-Antoine : D’avoir la surprise.

Tommy : On fait de la musique ensemble depuis qu’on a 18 ans, on a toujours fait ça : amener les tounes qu’on composait ensemble en live pour faire embarquer les gens. Ce côté-là, d’aller convaincre les gens, on adore faire ça.

Marc-Antoine : Pas besoin de connaître les chansons pour embarquer, c’est quasiment comme un DJ set où les gens sont là et on leur donne de l’énergie. Si t’as le goût de danser ou de bouger ou peu importe, tu n’as pas besoin de nécessairement chanter les paroles avec nous. 

Félix : Juste passe un bon moment, nous-autres on va être contents pis toi aussi. 

Tommy : C’est cool de voir d’autres artistes de notre scène au Québec qui commencent à aller aux États-Unis, c’était assez rare de voir des groupes francos le faire avant. Récemment il y a Corridor, Hubert (ndlr: Lenoir), Chocolat… 

LFB : Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour l’avenir avec cet album-là ?

Félix : Qu’il se promène le plus possible et qu’on se promène avec !

Tommy : Ce qu’on peut nous souhaiter, c’est de revenir plus souvent ici. (rires)

Marc-Antoine : On est vraiment fiers de cet album là, on a travaillé fort pis on a le goût que le plus de personnes possible puissent danser avec nous. 

Félix : On sait que c’est accessible à plus loin que chez nous, on a envie que ça se promène.

LFB : Est-ce que vous avez des coups de cœur récents à partager avec nous ?

Félix : Toi Thierry, t’as lu un livre qui t’a fait capoter.

Thierry : Ah oui un livre québécois, Tout est Ori. Très très bon livre, le premier roman d’un médecin. C’est vraiment excellent.

Marc-Antoine : Dans le bas du fleuve au Québec avec une petite touche sci-fi

Thierry : C’est plein d’influences, tu peux penser à Lovecraft mais aussi à de la littérature québécoise, c’est un mélange très cool.

Félix : Moi je ne lis pas de livres. (rires)

Tommy : Moi j’aime bien le nouvel album de Julia Daigle, qui était dans Paupière

Thierry : Le nouvel album de zouz, le band québécois, est absolument excellent.

Tommy : Ah oui ! Il est sorti la même journée que nous.

Félix : Vanishing Twin, le nouveau disque est incroyable. C’est fou raide. Toi, qu’est-ce que t’écoutes ces temps ci ?

LFB : J’écoute l’album de Bon Enfant et un français qui s’appelle Nerlov. C’est de la pop apocalyptique. Et sinon j’écoute Hubert Lenoir.

Félix : Et pas nous autres hein c’est ça ? Bon. C’est cool. (rires)