Beirut : Zach Condon, à cœur ouvert

Zach Condon, génie musical absolu révélé en 2006 par Gulag Orkestar, au succès immédiat, planétaire et retentissant, est revenu pour nous, avec une simplicité désarmante, sur son parcours. Tissé de fêlures et d’éclats, d’allers-simples et d’épiphanies, ce voyage a donné naissance, en 2022, à l’objet Artifacts. Condensé intimiste mêlant sorties exclusives et chansons issues de ses débuts, révélant au monde une toute nouvelle facette de son œuvre… Entretien forcément émotionnel.

La Face B : Je n’ai pas les mots pour décrire le plaisir que j’ai éprouvé à la première écoute d’Artifacts… Pour nombre de tes fans, j’imagine que cet album a résonné comme un voyage dans le temps, avec la joie additionnelle de découvrir certaines chansons jamais parues, offrant une toute nouvelle perspective sur ta musique. Cela t’a-t-il été douloureux ou compliqué, de te replonger dans tes œuvres antérieures, en ce que cela implique de connexion à ton moi d’antan et à ta vie d’alors ?

Zach Condon – Beirut : Oui. J’ai commencé à écrire quand j’avais quatorze ans. À l’âge de quinze ans, j’écrivais tous les jours. Mais réaliser, et ce, pour n’importe quel enfant de cet âge, qu’être obsessionnel à ce point à propos de quoi que ce soit révèle des problèmes profonds ne m’est réellement apparu qu’à travers ce travail… En vérité, il y avait beaucoup de choses que je fuyais par la création. Une famille froide et indifférente, la succession de nombreux déménagements… Donc oui, cette quête, par ces nombreuses recherches dans mes projets passés, m’a replongé dans cet état d’esprit. Mais le process était déjà enclenché ! J’ai une meilleure compréhension globale de mon œuvre désormais, c’est clair et net. De nombreuses personnes m’ont demandé pourquoi j’ai tellement diggé dans les archives alors que c’était simplement supposé être une réédition. Quand j’ai eu l’idée de revenir en arrière, de réécouter mes anciens morceaux, cela m’a propulsé là où j’en étais, dans ma vie de l’époque. Et si je prends du recul sur ma vie, voilà ce que je vois : le succès qui survient, très soudainement, les albums qui se vendent, des tournées, et tout à coup, bam. Un terrible burn-out, une explosion en plein vol, des musiciens qui quittent le groupe, la dépression… Et puis, la survenue d’un nouvel espoir, le renouveau, et ce cycle qui recommence, encore et encore. Cela s’est passé tellement de fois qu’en 2019, j’ai été forcé de me confronter au problème de fond. D’essayer de comprendre. Ces trois dernières années, je les ai passées à écrire et à me replonger dans ces archives. Et tout ça m’a rappelé que j’étais absolument perdu, dans l’enfance, car je ne disposais d’aucune personne adulte vers laquelle me tourner, ancrant en moi une profonde insécurité. Heureusement, j’ai aussi découvert autre chose.

Ma capacité, quand il s’agit de musique, de savoir mener les choses dans la direction que je souhaite. D’être en maîtrise. J’ai tellement de discipline, de passion, et de concentration lorsque je compose, que je joue… J’ai finalement réussi à surmonter toute cette absence de sens pour trouver une direction, réalisant que la seule personne qui pouvait me réparer… c’était moi-même.

La Face B : Effectivement, c’est un véritable cheminement… J’ai d’ailleurs beaucoup lu que cet album était envisagé comme une sorte de journal. Comment en as-tu imaginé la structure ?

Zach Condon – Beirut : L’idée d’origine était simplement de sortir une réédition d’un album paru il y a quinze ans, dans lequel je devais implémenter quelques chansons exclusives. Moi, je voulais que ce soit un vinyle. Je voulais ce côté face A, face B : l’une témoignant de mes débuts en tant que musicien professionnel, enregistrant avec un groupe complet pour la première fois en studio, et l’autre dévoilant toutes les premières chansons jamais écrites, dont des compositions nées entre l’âge de quatorze et dix-sept ans. C’est à l’âge de seize ou dix-sept ans que j’ai vraiment commencé à composer des chansons que les gens pourront apparenter à Beirut. Il s’agit de chansons qui, pour des raisons X ou Y, ne m’apparaissaient pas avoir leur place sur les albums que j’avais sortis jusqu’à présent.

La Face B : Sicily, Cherbourg, Nantes, Prenzlauerberg : le voyage tient une part importante dans ton œuvre. Comment abordes-tu le fait d’écrire à propos de pays, villes ou lieux que tu aimes… ou n’aimes pas ?  

Zach Condon : Ma fascination pour le nom des villes m’a toujours interrogé et à vrai dire, jusqu’à il y a peu, j’en ignorais l’origine. Peut-être cela remontait-il à l’enfance, à la lecture ou l’audition d’un nom, comme « Beyrouth », aux infos, ou dans le journal… Peut-être, oui, que cela remontait à ça… Mais quand j’ai commencé cet album, j’ai eu une épiphanie. J’étais en Norvège à ce moment-là et je travaillais sur l’album et j’écoutais… de la country ! C’était sympa mais plutôt très inhabituel pour moi – ceci dit, ça allait bien avec l’ambiance : le feu de cheminée, la neige… Et soudainement m’est revenu ce souvenir, précis, de la prime enfance. Très fréquemment, mes parents nous embarquaient pour de longs voyages à travers les US. Puisque la famille de ma mère venait de Saint-Louis, et celle de mon père, du sud de la Floride, chaque année, on se tassait dans un van pour aller de New Mexico à Saint-Louis, puis en Californie, en Floride, et une fois même, direction plein Nord, jusqu’au Canada… et tout le trajet durant, mes parents écoutaient de la country. Et c’est là, en Norvège, que j’ai réalisé que je connaissais la plupart de ces chansons… et que 70% d’entre elles portaient des noms de villes ! Même certaines de Johny Cash, d’ailleurs !

J’ai été frappé soudainement comme par une évidence, que sans doute, lorsque j’ai commencé la composition, je me suis reposé sur ce vieux mécanisme que je connaissais. Parce que le fait de nommer une chanson d’après un lieu introduit tout un univers lié à cet endroit dans la tête des gens, avant même qu’ils n’écoutent la chanson…

La Face B : Superbe ! Alors, je ne sais pas si tu auras envie d’aborder ce sujet, mais je pense à cette si belle chanson justement, Santa Fe : cette chanson était-elle un acte de réconciliation avec un lieu que tu as fui par le voyage ? Ou l’expression d’une forme de nostalgie ?  Tu as parfois le mal du pays ?

Zach Condon : Oui, exactement… C’est précisément ce dont traite la chanson. Je l’ai écrite, je crois, aux alentours de 2010 – donc il y a plus de dix ans, maintenant… J’étais dans le milieu de la vingtaine, persuadé d’avoir fui aussi loin de Santa Fe que je le pouvais, lâchant le lycée à seize ans, puis quittant le pays, faisant ma vie ailleurs, dans différents pays… Et je repensais à tout ça. Adolescent, j’exécrais ce lieu, que je trouvais pourtant magnifique. Mais les gens y étaient si très étroits d’esprit ! Alors oui, j’ai fui. Aussi vite, aussi loin que j’ai pu, mais la vérité, c’est que j’en suis irrémédiablement nostalgique… Lorsque je vois une photo de Santa Fe, ou lorsque j’y retourne, je suis abasourdi par la beauté des lieux. Si seulement les gens y étaient un peu plus ouverts… Ce serait formidable ! J’ai tout de même des amis là-bas, et c’est une ville que je recommande, évidemment, toujours de visiter – en tant que touriste. Mon problème est d’avoir perçu, malheureusement, l’autre face de cette région, en y vivant. Et elle n’est pas reluisante.

La Face B : J’ai une autre question, dans le même esprit. Il y a deux chansons en allemand dans Artifacts : “Irrlichter” et “Die Treue zum Ursprung”. Tu avais pour habitude de chanter “Berlin is so ugly in the morning light”. As-tu changé d’avis ?

Zach Condon : Non, je n’ai pas changé d’avis du tout (rires) ! Je pense en revanche que beaucoup perçoivent une forme de beauté dans cette laideur – c’est d’ailleurs quelque chose qui m’a frappé très jeune. J’étais moi, ado, obsédé par Paris, ses bâtiments… Ma mère étant architecte, c’est quelque chose de profondément inscrit en moi, cette fascination pour les plans d’une ville, sa structure… En arrivant à Berlin pour la première fois à l’âge de dix-neuf ans, je me suis retrouvé confronté à l’inverse. La chanson est née de ça, issue de ces pensées qu’on a, s’extrayant étourdi de musique et d’alcool d’un club, à 8 heure du mat’. J’avais été frappé par cette pensée dans le U-Bahn : « dieu, que cette ville est laide ! »… mais fascinante, dans sa laideur ! Fascinante de par, même, l’histoire de la construction de cette laideur : les bâtiments qui devraient s’y trouver ont été rasés par la guerre, remplacés par cette architecture soviétique absolument oppressante… Une ville comme Berlin porte en son ADN toute une histoire qui se révèle dans l’architecture. Les villes comme Paris sont un peu plus… figées dans le temps. C’est beau, mais moins intéressant.

La Face B : Now I’m gone sonne comme un épilogue. Est-ce une forme de testament, un point final apposé à un chapitre que tu t’es décidé à clore ?  

Zach Condon : Peut-être… Le truc à propos de cette chanson, c’est qu’au moment où je l’ai enregistrée, je ne savais pas comment la jouer. Je la voulais si grande, si intense, qu’elle m’épuisait. Je travaillais avec un équipement particulièrement mauvais, et je débutais tout juste avec certains instruments… Finalement, j’y ai passé des mois. Des mois et des mois, à tenter de la rendre toujours plus intense, plus forte, j’en devenais fou à tendre vers ce désir de la rendre aussi forte et dramatique que je la rêvais – sans jamais y parvenir. Je la VOULAIS comme sonnant comme issue d’un autre monde. J’écoutais alors beaucoup de musique des Balkans, de Turquie, et je la désirais issue, en fait, d’un autre lieu que celui dans lequel j’étais toujours enraciné…

La Face B : Je pense que c’est une réussite. Je perçois vraiment cette intensité en l’écoutant, et à vrai dire, c’est une de mes favorites… Je me demandais, à propos de sonorités autres, quel est ton rapport à la musique électronique ? On la ressent plus présente sur certaines de tes dernières chansons – par exemple, Fyodor Dormant? 

Zach Condon : Celle-ci a été écrite à l’âge de quinze ou seize ans. Sa sonorité est liée au fait que j’ai commencé avec ce que j’avais sous la main, à savoir quelques instruments acoustiques et une boite à rythmes. Mon père avait une guitare, moi, j’avais une trompette – mon père me rêvait trompettiste ! Alors certes, j’adore en jouer, mais je n’ai jamais eu dans l’idée de devenir professionnel. Et puis, mon frère m’a laissé sa boîte à rythmes, j’avais un petit synthé, quelques années plus tard, on m’a prêté un programme et voilà. Il faut quand même se souvenir que dans les 90’s, tout ce qui se diffusait aux Etats-Unis, c’était du rock, avec des guitares. Sur toutes les radios, sur toutes les chaînes de télé, c’était la seule chose qu’on entendait… et tout à coup, BIM, arrive le hip-hop ! Enfin quelque chose d’autre, de différent. Ça, et ce programme sur l’ordinateur, ont été ma porte d’entrée vers la musique électro. Et le synthé. Le synthé était une porte de sortie dérobée du chemin unique de la guitare. Par la suite, je suis revenu à l’acoustique en commençant l’accordéon, que j’ai adoré et introduit dans mes compositions ! Ce sont des phases. Aujourd’hui, je suis à nouveau dans une phase très analogique.

La Face B : Avec l’album No, no, no, j’ai vraiment ressenti une forme de renouveau dans ta musique. Il y a eu l’introduction d’accents plutôt pop et une écriture très visuelle – que je qualifierai presque de cinématographique : on peut très facilement s’imaginer cet album en bande-son d’un film indé. Quelle était l’intention narrative derrière et quelle influence tires-tu du cinéma ?

Zach Condon : Oui, il y en a toujours eu, de nombreuses chansons de musique du monde, je les ai découvertes dans ce cinéma où je travaillais, ado. À cette époque, j’étais obsédé par le cinéma. C’était tout ce qui m’occupait : je vivais en permanence dans un film, je travaillais dans un ciné après l’école et j’en regardais d’autres, aussitôt rentré à la maison… J’ai été très influencé par la nouvelle vague française, par Fellini, mais par des films turcs, aussi… Donc oui, de nombreuses chansons portent en elles les traces de cette obsession. No, no, no est intéressant parce que cet album est arrivé dans un moment de doute extrême. Je suis sorti des deux années de tournée pour The Rip Tide dans un état déplorable. Je détestais cet album, ma santé mentale s’était fortement détériorée, j’étais dans une relation toxique… J’ai passé les quatre années qui ont suivi à haïr tout ce que je produisais : je détestais tout ce qui sortait de moi, tout ce qui sonnait. Je haïssais ma voix, je haïssais ce que j’écrivais… Et puis, je suis retourné au studio, mais avec mon bassiste et batteur. C’est drôle, parce qu’à l’époque je vivais encore en Turquie (ce pays est celui dont j’affectionne le plus la musique, avec le Brésil), mais là, j’ai juste arrêté de vouloir absolument diriger ma musique dans cette direction-là.

Je me suis laissé porté par ce qui venait, et No, no, no est né de ce processus de laisser les choses se faire, sans les contraindre à aller dans une direction fantasmée. Ça a aussi été un album douloureux, puisqu’il a fallu des années pour permettre à ses neuf chansons d’exister. Mais tout à coup, après ça, le blocage avait disparu. À la fin de cet album, je m’étais souvenu de combien j’aimais écrire, composer, faire de la musique. À la minute où il a été terminé, je me suis jeté dans Gallipoli, puis Artifacts, et depuis, ça ne s’est jamais arrêté.

La Face B : Justement, revenons à tes précédents albums… Depuis Gulag Orkestar et toute l’histoire derrière la pochette de l’album, j’ai la sensation que chacune d’entre elles raconte réellement quelque chose de la musique qu’elle vient illustrer. Après l’usage d’images d’archives sur tes précédents disques, la vision d’intérieurs pour Gallipolli et Artifacts vient-elle introduire une dimension plus intimiste ? Est-ce le signe d’une introspection plus profonde dans ta musique ?

Oui. C’est difficile à expliquer, mais ça tient, pour moi, de l’ordre de la thérapie – d’agencer, d’associer, à des musiques, des objets, des textures et des couleurs. Et de le faire en essayant de conscientiser ce que ton corps tente de te communiquer, c’est véritablement un process où tu peux en venir à des considérations comme, « Eh bien, ma poitrine résonne comme un verre de vin vide ». Pour Artifacts, j’ai choisi des objets qui résonnent fortement en moi, en ce moment.

La Face B : Entendu… À propos de ressenti, comment es-tu ressorti de ces années Covid ? Qu’est-ce que cela a changé dans ton rapport au live ?

Zach Condon : Je ne veux plus faire de live. Je déteste ça, ça me torture, me met à l’agonie… Être sur scène, c’est ok, mais je ne suis pas un performeur. Le Covid s’est révélé être une excellente excuse pour éviter toute cette dimension-là, dans ma musique. J’ai déjà annulé une tournée auparavant en l’expliquant sur les réseaux pour donner un éclairage cru sur ce que je traversais, et pourquoi il m’est si difficile de performer.

La Face B : Zach, je finirai par une question intéressante à mes yeux ! Ta relation avec la France a débuté alors que tu n’avais que dix-sept ans. Tu as écrit à de multiples reprises sur ce pays et son histoire : je me demandais quel était ton rapport à Paris, que tu sembles si bien connaître ?

Zach Condon : J’ai commencé à être obsédé par la France très jeune. À Santa Fe, il est courant de choisir l’espagnol comme première langue au collège, mais moi, j’ai choisi le français. Dès treize ans, j’étais fasciné par le cinéma français – après avoir regardé Les 400 coups, à vrai dire… Je me souviens que la première chose que j’ai fait le lendemain, c’est d’aller à la boulangerie pour piquer du pain ! J’étais un peu dans mon monde, je vivais vraiment dans les films… On peut parler en français d’ailleurs, je le parle fréquemment avec mes amis (NDLR : dit-il, effectivement en français, avec un accent parfait !) J’ai emménagé ici à vingt-deux ans, et j’y ai passé pas mal de temps… Je crois que la chose la plus marquante en arrivant des US, c’est ce choc, de réaliser qu’ici, les gens vivent réellement. Ils évoluent dans un environnement esthétiquement stimulant, fascinant, ont de véritables interactions dans la rue… Tout se combine, s’agence… Tandis que nous vivons, aux US, dans des décors en carton-pâte, où tout est absolument semblable, industriel, organisé autour de banlieues dont le point névralgique est le mall ou le Mc Donald… J’ai tout de même été chanceux, parce que Santa Fe a un côté très espagnol, très beau, qui m’a introduit au goût de ça, à cette inclination pour cette beauté que j’ai par la suite été rechercher en Europe ! Parce que je voulais plus que ça. Mais Paris est aussi très stressant, et c’est pour cette raison que je vis désormais à Berlin, où il y a bien plus d’espaces et un calme inhérent ! Mais bon. Je reviendrai !

La Face B : Merci Zach ! À bientôt, donc !