Une Conversation avec Adrien Legrand

Vendredi, Adrien Legrand nous invitait en haut de son Bel-Vu, un premier album intime où les questionnements sur sa famille et sa vie se mixent à la perfection dans une pop classieuse teintée de R’n’B. On a eu le plaisir de le croiser lors d’un passage parisien pour discuter avec lui de cet album, de son évolution musicale depuis son premier EP ainsi que de l’importance que prennent désormais les paroles ainsi que les visuels dans sa musique.

Crédit : Clara de Latour

La Face B : Salut Adrien, comment vas-tu ?

Adrien Legrand : Très très bien, je suis en tournée avec La Houle, avec Veik et bientôt pour moi donc tout va très bien.

LFB : Peux-tu nous parler de la genèse de cet album ?

Adrien Legrand : Je l’ai enregistré fin 2019, je me retrouve toujours à enregistrer en hiver, je ne sais pas pourquoi. Ce sont des chansons qui datent de 2018/2019 j’ai un peu tout enregistré au même moment. Il a fini d’être mixé début 2020. Le titre Bel-vu est un espèce de lieu-dit imaginaire. Ça vient du mot belvédère, ça fait référence à un point en hauteur, un lieu en altitude où je peux avoir une vue d’ensemble sur ma vie, mes souvenirs, mais aussi sur des projections. Quand je regarde les thèmes, les chansons en elles-même sur l’album, je me rends compte que c’est vachement des questionnements liés à mon passé ou des projections. Que des trucs pour essayer de comprendre mon présent.

LFB : J’ai eu la sensation d’une continuité affirmée après Impression. La réception du premier EP t’a t’elle libérée dans la création de cet album ou est ce que tu l’as fait directement dans la continuité ?

Adrien Legrand : Je l’ai fait directement dans la continuité mais c’est bien que tu sentes ça parce qu’il est quand même radicalement différent dans les instrumentations. À la suite du premier EP, j’ai fait un espèce de rejet du piano, je n’en voulais plus, en tout cas pas joué comme ça et il y en a peu sur l’album. Ça m’arrive parfois d’avoir des phases comme ça mais j’y reviens, je re-tempère par la suite. Ça s’est fait assez naturellement, je me suis mis à écouter du RnB, à découvrir ce qui se faisait en RnB contemporain j’entends, en commençant par Frank Ocean forcément, The Internet ce genre de groupe et après Blood Orange, j’ai eu une énorme révélation et des portes se sont ouvertes dans tous les sens.

LFB : On sent qu’il y a un peu la même douceur que dans Impression mais comme tu dis, pour moi il y a un côté qui groove plus, un côté plus dansant.

Adrien Legrand : C’était complètement recherché. Je voulais aller bosser des grooves et aller dans de la rythmique pure, penser les arrangements rythmiques. Tout est un peu rythmique. Je suis toujours attaché aux mélodies mais même dans mes chants je suis aller chercher des chants RnB qui sont très rythmés. Je trouve que le RnB c’est assez malade, ça combine la rythmique et le mélodique et j’ai essayé de faire ça mais en français, ce qui n’est pas trop fait, parce que je ne sais pas écrire en anglais et c’est ça depuis le début parce que ça me semble bizarre d’écrire des trucs autant personnels en anglais. Mais tu as bien capté le truc sur le groove.

LFB : Tu parlais du piano qui réapparait sur certains morceaux un peu plus calme mais ce que j’ai trouvé d’intéressant sur cet album et qui apporte vraiment beaucoup c’est l’apparition plus en avant des synthés. Les cuivres sont importants aussi sur l’album mais surtout l’utilisation des chœurs au niveau des voix. Il y a toutes ces petites évolutions là qui font qu’il y a quelque chose, que ça apporte beaucoup sur la musique, sur comment tu voulais l’amener.

Adrien Legrand : C’est bien que tu en parles parce que ce sont vraiment trois marqueurs que j’essaye de tenir. Les synthés sont les instruments que je pratique le plus donc il y en aura toujours. Je pars toujours de ces instruments là pour composer. Les chœurs c’est un truc que j’adore et il se trouve que les mecs qui sont avec moi en live font beaucoup de chœurs. J’adore écrire des chœurs et j’ai envie que ça reste un arrangement présent. C’est pareil pour les cuivres, comme sur le premier EP, pour le moment je me cantonne au saxophone parce que j’adore cet instrument mais il n’est pas exclu qu’il y en ai d’autres plus trad, c’est quelque chose qui me tiens à cœur.

LFB : Ça permet de garder un côté très organique dans la musique, une vraie chaleur dans le son, ce qui n’est finalement pas la tendance actuelle dans la musique en français.

Adrien Legrand : Oui en plus c’était enregistré live, il y avait tout un processus, il n’y avait pas de boite à rythmes ou des trucs très mécaniques sur lesquels j’enregistrais, c’était très live dès le départ. Il y a eu quelques mélanges mais on a essayé de garder ça.

LFB : Tu as gardé les mêmes musiciens entre l’EP et l’album, est ce que c’était important pour toi de garder ce côté familial et confortable pour enregistrer, est ce que tu te sens plus en confiance ?

Adrien Legrand : Oui, c’était une expérience à partager bien que je sois complètement en train de virer de bord et de finir par tout faire moi-même, mais c’est un processus qui s’est amorcé depuis le début. Sur cet album là j’ai tout écrit, il y a certaines parties que les gars ont développées en studio mais j’ai tout fait chez moi pour ainsi dire. Après il y avait un truc de sécurité où je n’étais pas encore prêt à aller en studio tout seul et à me dire « ok, j’ai la vision d’ensemble, je fais tout ». Ce n’est pas forcément le truc à faire mais ça dépend des gens. Moi j’avais encore besoin de ça, c’est la même team, ce sont des potes. Je suis en train d’essayer d’aller le plus loin possible dans mon cerveau et je sais que pour le prochain je vais tout enregistrer seul. Les gars viendront pour faire des chœurs et tout mais j’ai besoin de voir jusqu’où je peux aller.

LFB : Tu fais l’inverse des gens, il y a des gens qui sont très control freak et qui s’ouvrent au monde et toi tu fais l’inverse, plus le temps passe et plus tu as envie de te défier.

Adrien Legrand : Oui, ça dépend pourquoi mais dès la démo je sais comment le morceau doit à peu près sonner et j’essaie aussi de bosser sur la prod, j’adore le mixage, la prod en elle-même, les arrangements. Ce que j’adore par dessus tout c’est la composition et les arrangements et ça j’ai envie de le pousser à fond et je sais que plus il y a du monde plus ton truc va se délayer, ce qui est bien aussi ça dépends ce que tu recherches mais là j’ai envie de m’améliorer et d’avoir un truc très entier. Je me rends compte que la plupart des artistes que j’écoute sont des artistes qui composent et enregistrent seul. Après en live il y a un band et ça prend une autre dimension et je trouve ça super. C’est là où j’essaye de composer un truc vraiment différent pour le live.

LFB : J’ai l’impression que dans les thématiques de ton album, la famille de manière générale est l’une des deux grandes thématiques de ton album. Qu’est ce qui t’as donné envie d’aborder ces thèmes là ? Parce que contrairement à ton EP, il y a un côté très introspectif, tu parles de ta grand-mère, de tes parents, de tes rapports amicaux avec tes cousins, il y a vraiment cet espèce de rétroviseur.

Adrien Legrand : Complètement, mais je n’ai pas du tout pensé ce truc là en avance. Pour le premier EP je ne me suis très franchement pas posé de question, je ne savais pas ce que je faisais, je n’avais jamais écrit en français donc ça s’est fait un peu tout seul et les textes c’était vraiment à l’économie. Sur cet album là, j’avais envie de parler beaucoup plus. Il y a des questions d’origines, des trucs qui me questionnent, mes origines russes du côté de ma mère, le quartier où j’ai grandi et où je suis retourné il n’y a pas longtemps, le don de souffler le feu… Je ne les ai pas réfléchis et ce sont des thèmes qui sont sortis tout seul assez naturellement. Je n’arrive pas à inventer des histoires.

LFB : Est ce que ce n’est pas aussi le cap de la trentaine ?

Adrien Legrand : Il y a un peu de ça. Je n’aurais pas écrit les mêmes chansons à vingts ans c’est sûr. Je n’avais absolument pas la même vie, je faisais à peine de la musique. Il y a un espèce de bilan, un regard dans le rétroviseur comme tu dis. C’est une période pleine de questionnements mais hyper intéressante.

LFB : L’autre thématique qui hante cet album et qui était présente sur le titre Impression  c’est le temps et ton rapport au temps. Quel rapport tu entretiens avec le temps ?

Adrien Legrand : Ça me questionne énormément, comment appréhender le temps, qu’est ce que le temps… Des questions toutes bêtes. Tu vois j’ai 32 ans j’en suis là, est ce que je ferai toujours ça dans ma vie, je me pose beaucoup de questions. Il y a peut être une forme d’angoisse, j’en sais rien. J’ai assez peur de la mort, c’est lié. Le temps, la finitude humaine tout ça, tout ce qui est vieillesse, ça me fait flipper. Il y a un truc étrange là dedans. Je vois ma vie comment elle a vachement évoluée, ça me questionne en fait. Je me dis que là je fais ça mais je le fais tant que je le fais, peut-être que ça durera, peut-être pas mais en tout cas ça m’interroge, cet espèce de cadre dans lequel on est. Dans notre société moderne où on est pressurisé de partout où il faut aller à fond dans tous les sens et ou je ne me retrouve pas du tout, ça me questionne.

Crédit : Clara de Latour

LFB : Ce qu’il y a de marrant c’est l’impression que ces questionnements trouvent des réponses dans l’album mais à travers la vie des autres, notamment sur le titre « 2032 ». C’est pour moi le titre le plus lumineux de l’album et j’ai l’impression que tu résolves tes questionnements personnels mais à travers la vision que tu as de tes parents.

Adrien Legrand : Oui, finalement est-ce que je ne pourrais pas être à leur place, c’est vrai quand on y pense. Je ne l’avais jamais pensé sous cet angle là.

LFB : Ce titre est placé au centre de l’album et je me dis qu’il y a peut-être une raison à ça. Je le trouve très beau parce qu’il est hyper tendre par rapport à la façon dont tu vois ta famille.

Adrien Legrand : Je t’avoue que je le l’ai pas pensé comme ça mais en y réfléchissant je pourrais très bien être à leur place tu as raison.

LFB : Penses-tu que tu pourrais, avec le fait de chanter en français, écrire sur des choses qui ne te touchent pas personnellement, qui n’ont pas d’impact sur ta vie à toi ?

Adrien Legrand : Est ce que je pourrais ? J’ai envie de dire que oui, mais est ce que je le ferai ? Ça c’est différent. Pour l’instant je n’arrive pas à écrire sur des choses qui ne me touche pas un minimum. Des choses sur lesquels j’ai des questionnements, qui me traversent ou que je tente de comprendre, non je pense que je ne suis pas un écrivain de roman par exemple, je ne peux pas inventer un univers, une histoire de toutes pièces, difficilement. Je trouve ça chouette ceux qui arrivent à le faire. Ou alors décrire une situation comme un spectateur, ce serait peut être ça. J’y penses parfois, décrire une situation que j’ai en face de moi mais déjà je me positionne, j’ai des questions dessus et j’ai déjà un pied dedans. Etre totalement extérieur à ce que j’écris, j’en doute mais ça peut évoluer. J’écris depuis tellement peu de temps, je m’interroge la dessus, écrire en français c’est un peu bizarre, je tente des trucs.

LFB : Il y a peut être un coté de pudeur qui s’efface petit à petit ?

Adrien Legrand : Tu vois les textes que j’écris, je ne me cache pas. Même sur le premier EP, ce n’était pas si caché que ça. Il y avait des choses directes et j’aime bien ça, mais je n’aime pas les triples images, les métaphores de partout à la Bashung par exemple. J’aime bien sentir la sincérité de la phrase, que la personne que tu entends te raconte un vrai truc. C’est ce que j’essaye de faire.

LFB : Ton écriture a évolué je trouve entre l’EP et l’album. Il y a un soucis de la rythmique mais le soucis du sens est beaucoup plus important, le soucis de la poésie aussi. As-tu eu la sensation d’avoir évolué ?

Adrien Legrand : Oui, complètement. Comme je le disais tout à l’heure, le premier EP c’était vraiment avec très peu de phrases et de mots, j’allais un peu à l’essentiel, je résumais en très peu de mots mes thèmes, quand je trouvais des thèmes parce que parfois je les trouvais au dernier moment et c’est un mot qui guidait tout. Là j’avais des trucs plus fort et plus affirmés. Je voulais développer beaucoup plus le truc. Je sens clairement que j’ai évolué. Après il y a des chansons ou je me suis cassé la tête, c’est toujours pareil. Par exemple La Grande Delle j’ai fini de l’écrire en studio parce que je n’avais pas fini deux phrases à la con sur un couplet.

Tu as une mélodie et un nombre de pas mais tu n’y arrives pas, tu n’as pas le bon mot, ça se joue à rien. Tu as la page des synonymes ouverte… J’ai bien eu la sensation d’évoluer. C’est hyper récent pour moi, je me considère beaucoup plus comme un compositeur que comme un auteur, j’ai beaucoup de mal à le dire, je le suis par la force des choses. En tout cas je pousse la dessus, c’est un bon exercice.

LFB : Le fait que tu fasses cette musique la sous ton nom personnel, que tu la présente en ton nom propre, qu’est ce que ça t’a apporté de jouer avec les autres et pour les autres dans ta façon d’envisager ton propre projet ?

Adrien Legrand : C’est clair que tout vient se nourrir dans tous les sens, tous les projets communiquent d’une façon ou d’une autre. Je ne sais pas, j’ai des rôles assez différents. Dans La Houle ce que j’aime bien c’est d’être juste interprète, ne pas composer et juste apporter la patte en live et pourquoi pas arranger, juste ça. Dans Veik on est vraiment trois compositeurs au même niveau et on fait ça en live alors qu’en solo, je compose vraiment tout seul. Ce sont des esthétiques vraiment différentes, ce ne sont pas les mêmes manières de composer. Je penses que ça m’apporte de la matière sonore quand je compose. Je reviens au synthé parce que c’est principalement ce que je fais mais ça m’apporte des directions de son, des arrangements auxquels je n’aurais pas pensés, j’écris des trucs très pop, des choses assez classique parce que j’aime ça après à l’intérieur ça peut fourmiller mais je pense que ça m’apporte ça.

Aussi peut être des façons de jouer, d’interpréter. En terme d’écriture ça ne marche pas vu que les autres projets sont en anglais mais il y a un truc qui se répond. Dans Veik j’adore le coté noise du truc et moi aller chercher de la dissonance et une espèce de violence un peu contenue, cette espèce de tension qui est aux antipodes de ce que je fais en solo où je vais vraiment être dans la douceur.

LFB : J’ai trouvé tes clips très beaux, le dernier en 16mm est superbe et j’aime aussi beaucoup la pochette. Comment t’impliques-tu dans la direction artistique du projet ?

Adrien Legrand : Le rapport à l’image est hyper compliqué chez moi. J’ai beaucoup de mal à savoir où je veux aller. J’ai de grandes idées mais je ne suis pas du tout comme tous ces mecs dans le rap qui ont quinze mille idées à la seconde et arrive à te faire un clip, te sortir 15 photos et te faire un truc hyper cohérent. Pour le graphisme général, j’ai re bossé avec Remy Poncet, qui a sorti mon premier EP et qui ,au delà de Chevalrex, est un putain de graphiste, je le trouve vraiment génial.

Ce qu’il font dans Brest Brest Brest c’est trop bien et là pour moi ça coulait de source de re bosser avec lui. Ça s’est fait un peu comme ça, j’avais très peu de matière, je voulais que ça parte d’une photo, j’ai envoyé des trucs et il se trouve que j’avais cette photo d’identité, c’est celle là qui se trouve au centre de la pochette.

Je lui ai envoyé ça et il a tout de suite flashé dessus. Je lui ai dit « T’es sûr ? C’est ma photo d’identité, de permis… » C’est la photo de tous mes papiers officiels mais c’est vrai que quand on regardait, il y avait un truc frontal, un truc qui résonnait par rapport à la musique. Après je savais que graphiquement il aimait bien les formes, les découpages, les trucs très tranchés.

LFB : Finalement la pochette avec ce côté de profondeur, on a l’impression que ça ressemble à la musique, cet espèce de plongé dans ton esprit, le truc un peu profond, recherché.

Adrien Legrand : Oui, il y a une mise en perspective, une vue, ça marche bien. C’est lui qui a fait tout les visuels et j’adore. Pour les clips c’est un peu différent, ce sont des amis, le clip de  Premiers Pas s’est fait en 2 mois, je n’avais pas d’idée, il ne devait même pas y avoir clip au départ. Mais j’ai une pote, Anaïs Maïane Jérafi, illustratrice et architecte qui bosse sur pas mal de médiums pour s’amuser et je lui ai demandé si elle voulait faire un truc la dessus et elle a réussi à faire des trucs avec de la gouache au doigts. Le deuxième clip c’est Vincent Condominas le guitariste de Veik et qui m’accompagne aussi et le dernier clip c’est Léo Gack, un de nos potes qui a notamment fait le clip de Château Guitar de Veik à la peloche et qui est un super réal en devenir.

LFB : Qu’est ce qu’on peut te souhaiter avec cet album qui arrive ?

Adrien Legrand : Des dates parce que j’ai hâte de jouer le live d’ailleurs j’en ai quelques unes qui arrivent fin janvier. On a enfin un live, on a bossé dernièrement donc j’espère le jouer un peu ce live là. Ça fait longtemps, j’ai principalement fait des concerts en 2019 sur 6 mois quand on a sorti l’EP, il y en a eu 20 pendant 6 mois, c’était trop cool et après covid puis enregistrement du premier album. Donc là j’aimerais bien le jouer parce que le live est une autre version de l’album, les couleurs sont différentes.

LFB : As-tu des coups de cœur culturels à partager avec nous ?

Adrien Legrand : J’écoute pas mal un gars qui s’appelle Michael Seyer qui est un californien qui a fait toutes les premières parties de Men I trust le groupe canadien que j’adore aussi, leur dernier album est super. C’est un gars qui fait de la musique tout seul chez lui, un Homeshake mais en plus acoustique, Homeshake qui est un mec que je que je mets là haut. Yellow Days j’adore, il a sorti un album avec un certain Ric Wilson, un EP qui est vraiment très cool. Je ne sais pas d’où il vient mais c’est un rappeur, son dernier album est super.